Thierry-Guimbaud
Thierry Guimbaud
Président de l’Autorité de régulation des transports (ART)

« Sans gares routières de qualité, le marché des autocars longues distances pourrait marquer le pas »

Président de l’Autorité de régulation des transports (ART) depuis 2023, Thierry Guimbaud explique pourquoi le régulateur porte une attention particulière au développement des gares routières, un angle mort de la libéralisation des lignes longues distances il y a dix ans. Elles ne permettent aujourd’hui pas à ce mode de transport de révéler son plein potentiel. Par ailleurs, l’ART veille au maintien d’une concurrence véritable entre le leader Flixbus et Blablacar au bénéfice du voyageur.

 

Mobily-Cités : L’ART a publié en juin son rapport annuel sur le marché de l’autocar et sur les gares routières. Pourquoi les gares sont-elles un angle mort en matière de gouvernance ?

Thierry Guimbaud : En 2015, lorsque le marché a été libéralisé, la principale préoccupation était l’articulation entre les autocars librement organisés et les lignes de transport conventionnées par les collectivités locales. En revanche, l’offre de gares routières et son éventuelle insuffisance n’avait pas été perçue comme un enjeu. Or, la situation est aujourd’hui préoccupante. Aucune collectivité n’est à ce jour responsable de garantir un accueil – ne serait-ce que minimal – des usagers des autocars longue distance. L’illustration la plus frappante est bien sûr la situation en Ile-de-France : il n’y a à ce jour aucune stratégie d’accueil formalisée pour les autocars longue distance. Une réforme du cadre juridique applicable aux gares routières nous apparaît donc indispensable.

Si on se compare aux autres pays en matière de gares routières, où se situe la France et quels sont les pays exemplaires ?

En France, il n’y a pas assez de gares routières et lorsqu’il y en a, elles sont insuffisamment pourvues en services. La situation dans certaines agglomérations n’est pas tenable. Par exemple, à Lille, près d’un million de voyageurs annuels sont accueillis dans un simple abribus et ne bénéficient d’aucune commodité, pas même des sanitaires. Il reste une marge importante de progrès pour atteindre les standards d’accueil d’autres pays européens qui, pour nombre d’entre eux, ont misé depuis longtemps sur l’autocar, notamment à travers des infrastructures d’accueil de qualité.

Par exemple, chez nos voisins britanniques, la gare de Victoria coach station est une infrastructure majeure située en plein cœur de Londres. C’est un équipement particulièrement soigné, avec des cheminements piétons sécurisés et une information de qualité. Elle offre des services variés aux usagers – de la restauration, des espaces d’attente, une offre de billetterie – ainsi qu’aux transporteurs – des salles de repos pour les conducteurs et des services d’entretien pour les véhicules.

Pour progresser, il nous faut des standards de qualité. C’est pourquoi l’ART a créé le comité de concertation des gares routières : il s’agit d’un groupe de travail, présidé par Sophie Auconie, vice-présidente de l’ART, ayant pour vocation d’analyser des sujets techniques pointus, de rechercher des consensus techniques et de publier des guides de bonnes pratiques. Son premier rapport sortira d’ici la fin de l’année et sera consacré à la billetterie et à l’information voyageur en gare.

Est-ce vraiment le rôle de l’ART de proposer comme vous l’avez fait en juillet une solution de substitution à la gare de Bercy ? Qu’est-ce que cela traduit ?

Je tiens à préciser que chaque acteur a travaillé de manière très active et volontaire avec l‘ART, qui a joué un rôle de tiers de confiance. L’objectif du rapport publié par l’ART est d’éclairer la décision publique. Concrètement, il identifie et analyse des pistes pour remplacer la gare de Bercy. Pour l’ART, il s’agissait d’éviter que cette infrastructure importante ferme sans alternative crédible, la pérennité du secteur en aurait été compromise. Nous sommes donc au cœur des missions de l’ART, chargée par le législateur de veiller au bon fonctionnement du marché. Une nouvelle phase va s’ouvrir, celle consacrée au choix et à la mise en œuvre de solutions, ce qui ne relèvera plus des compétences de l’ART. Dans cette perspective, il nous paraît indispensable qu’une structure de gouvernance locale, associant la ville de Paris, Île de-France Mobilités, la Métropole et l’État, puisse être mise en place rapidement.

Avec quelque 10 millions de voyageurs par an contre 120 millions pour le train, peut-on dire que les autocars librement organisés sont devenus un mode de transport populaire ? Et les gares sont-elles un frein à un développement plus important ?

Les autocars librement organisés ont connu un réel succès depuis la libéralisation et proposent une offre de transport complémentaire au train. Ils permettent de se déplacer partout en France à bas coût. Un usager d’un service librement organisé (SLO) paie en moyenne 7 euros TTC pour 100 km parcourus, contre près de 12 euros TTC (tarif non-abonné) en TER. En 2023, 200 villes sont desservies et 55 % de la population française habite à moins de 10 km d’un arrêt desservi par un SLO. Après plusieurs années atones à la suite de la crise sanitaire, le marché a retrouvé une dynamique positive et conserve un important potentiel de croissance. Les gares routières représentent un enjeu clé pour que le secteur de l’autocar longue distance puisse révéler son plein potentiel. En particulier, l’accès au centre des agglomérations est essentiel pour la compétitivité du mode. C’est une des conclusions du rapport sur la fermeture de la gare de Bercy : des temps de rabattement trop importants découragent les usagers. Sans une offre d’accueil suffisante et de qualité, le marché pourrait marquer le pas.

Flixbus a pris le dessus, va-t-on vers un monopole ?

À ce stade, il n’y a pas de signe de consolidation du marché vers un monopole. Ainsi, la répartition des autocars-km entre les deux opérateurs reste stable : 65 % pour FlixBus en 2023, contre 64 % en 2019, et 35 % pour Blablacar, contre 36 % en 2019. De plus, les deux opérateurs sont souvent en concurrence : les liaisons opérées à la fois par Blablacar et FlixBus représentent 93 % des voyageurs transportés au dernier trimestre 2023.

L’ART est toutefois particulièrement vigilante sur le niveau de concurrence sur le marché. Une concurrence véritable est la meilleure garantie d’un prix juste pour l’usager. C’est en tout état de cause ce que nous observons : les tarifs sont près de 20 % moins chers lorsque les opérateurs sont en concurrence (source : notre rapport d’activité 2022, tome 2, page 87).

Sur le plan économique, comment se portent les acteurs ?

Sans aller trop loin pour respecter le secret des affaires auquel l’ART est tenu, je peux dire qu’après des années post-crise sanitaire difficiles, le secteur se porte mieux. Le chiffre d’affaires s’est établi en 2023 à un niveau record de l’ordre de 160 millions d’euros, en hausse de 20 % par rapport à 2019, sous un double effet : d’une part, le taux d’occupation des autocars longue distance est resté élevé (62 %) et, d’autre part, la recette moyenne par passager a connu une évolution supérieure à l’inflation constatée et s’établit à plus de 6 euros pour 100 km en 2023.

Les cars accroissent-ils le marché de la mobilité ou bien participent-ils à un report modal, du train vers l’autocar ?

Le développement des autocars librement organisés a eu des effets multiples sur la mobilité. En premier lieu, il a accru le marché de la mobilité. Près de 17 % des voyageurs en autocar librement organisés n’auraient pas effectué leur déplacement autrement : cela représente près de 1,5 million de déplacements supplémentaires en 2023. En deuxième lieu, il a permis à de nombreux voyageurs de se passer de voiture. En l’absence de services librement organisés, 13 % des voyageurs auraient effectué le trajet avec leur véhicule personnel et 23 % auraient utilisé une solution de covoiturage. C’est donc plus d’un tiers des usagers des services librement organisés qui se sont détournés de la voiture, particulière ou partagée.

Pour finir, le développement des autocars librement organisés a attiré des voyageurs du train : de l’ordre de 40 % des usagers d’autocars proviennent du train.

Cette analyse en part de marché ne doit pas laisser penser que le train et l’autocar sont en compétition. Ils constituent au contraire des offres de mobilité complémentaires se nourrissant mutuellement : l’autocar offre une couverture importante et des prix faibles ; le train permet des trajets plus rapides et a des capacités d’emport plus importantes. En tout état de cause, le bilan environnemental de l’autocar est positif : les réductions d’émissions de CO2 liées au report modal en provenance de la voiture compensent largement les hausses liées au report modal en provenance du train. Ainsi, ce sont 15 000 tonnes de CO2 qui sont économisées chaque année grâce à lui, soit l’équivalent de 400 000 trajets Paris-Lille en voiture.

Propos recueillis par Pierre Lancien

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