Stéphane Guenet
Stéphane Guenet
Directeur général, de la Compagnie Française des Transports Régionaux (CFTR)

« Saucissonnage des marchés et minimas conventionnels tirent l’autocar vers le bas »

Sens de l’alliance de Lacroix-Savac avec Go Ahead, développements en Ile-de-France et en province, stratégie de l’actionnaire, etc. Stéphane Guenet aborde ces sujets stratégiques sans détours. Le patron du groupe CFTR, qui aime la controverse, livre aussi son analyse des raisons de la crise de l’autocar en se faisant le défenseur des PME face aux trois majors.

Propos recueillis par Marc Fressoz

 

Mobily-Cités : A la fin de l’été, plus de la moitié des lignes de grande couronne en Ile-de-France avaient été attribuées. Quel bilan en faites-vous pour Lacroix-Savac ?

Stéphane Guenet : Pendant la première phase, nous étions uniquement concernés en tant que sortant par le lot de Saint-Quentin-en-Yvelines, que nous avons remporté. Cela montre bien la confiance que nous accorde Île-de-France Mobilités. Pour le reste, nous avons gagné un lot autour d’Étampes en offensif, dont nous avons démarré l’exploitation le 1er août. Tout s’est bien passé, notamment en ce qui concerne le transfert de personnel. Pour ce qui est de la suite, nous attendons le résultat de lots où nous sommes sortants dans notre bassin traditionnel, notamment dans le Val d’Oise et les Yvelines, ainsi que sur certains grands lots à vocation interurbaine. Pour l’instant, le bilan de cette phase d’ouverture à la concurrence est au renforcement des trois grands opérateurs. Seules leurs parts de marchés respectives ont bougé : Keolis et RATP Dev gagnent des parts tandis que Transdev, qui était sortant majoritaire, recule. Toutefois, l’ordre entre eux reste identique.

Mais n’avez-vous pas augmenté votre chiffre d’affaires ?

C’est difficile à dire à ce stade, puisque nous avions des bouts de lots dans lesquels nous étions concernés par les appels d’offres déjà écoulés, que nous n’avons pas gagnés, et d’autres périmètres que nous avons gagnés. Nous sommes centrés sur les échéances qui s’annoncent et qui sont très nombreuses. L’intensité est très élevée, ce qui est compliqué pour un opérateur comme nous. Cela dit, la première période nous a permis à la fois de muscler nos offres, de monter notre niveau de jeu et donc d’engranger des premières victoires. Nous sommes très déterminés pour la suite. 

Justement, la suite, ce sont aussi les lignes de bus de Paris et petite couronne. La nouveauté, c’est que vous allez vous allier avec un grand opérateur étranger, Go-Ahead…

En effet, les lots de Paris et petite couronne sont d’une taille et d’une complexité sensiblement supérieures à celles de la grande couronne. L’étalon des lots de grande couronne, c’est le réseau de transport public d’Orléans ; pour les lots de Paris et petite couronne, c’est celui de Rennes, soit environ 1,5 fois plus. Sur la grande couronne, on démarre actuellement des exploitations tout en continuant à répondre à des appels d’offre, tandis que le marché s’ouvre sur Paris et sa banlieue, d’où la nécessité de trouver des forces supplémentaires. Ce partenariat avec Go-Ahead nous a paru particulièrement indiqué parce qu’eux-mêmes avaient déjà connu les affres de l’ouverture à la concurrence à Londres, dans des conditions très concurrentielles. Ils ont également une expérience du mass transit. Lorsque nous sommes allés les voir à Londres, ces points de convergence sont apparus évidents. Quant à nous, nous pouvons apporter notre connaissance des spécificités françaises, des territoires, des élus. Cette alliance va se concrétiser par des joint-ventures à 50-50 à chaque fois, ce qui nous permet d’envisager de gagner quelques lots.

 

Concrètement, comment se passe votre partenariat avec Go-Ahead ?

Nos équipes travaillent ensemble à Paris dans les mêmes locaux, mais je ne veux pas en dévoiler davantage.

Qui a fait le premier pas ? 

Quand on a vu la complexité et la densité des appels d’offres, on s’est vraiment posé la question de se renforcer. Nous avons été relativement courtisés par d’autres opérateurs et nous avons préféré donner suite à la démarche de Go-Ahead, étant donné nos valeurs d’entreprise proches.

Cette alliance avec un groupe anglais coté en bourse, qui aux yeux des syndicats et de certains élus d’IdFM peut symboliser le libéralisme, ne risque-t-elle pas d’être contreproductive ? 

Le principal attrait de présenter ainsi les choses est bien sûr de conforter l’entre-soi. Ce que je constate, c’est que les salariés de RATP Dev à Londres sont souvent en grève contre la politique salariale de la RATP là-bas, alors qu’à l’occasion des grèves du pouvoir d’achat, ceux de Go-Ahead ne le sont pas. On peut observer que l’ouverture à la concurrence en France avance très, très doucement, de façon très tempérée, et profite jusqu’à présent à des groupes affiliés à la SNCF, à la RATP et à la Caisse des dépôts. Le seul véritable entrant en Île-de-France, c’est en fait le groupement Lacroix-Savac dont les ambitions ne sont pas, par ailleurs, démesurées.

 

CFTR, ce sont aussi des activités en croissance en Rhône-Alpes. Pouvez-vous nous expliquer votre stratégie ?

Auvergne Rhône-Alpes est le deuxième marché français (l’Île-de-France étant de loin), où la part du privé est importante. C’est une région difficile mais dynamique, avec deux grandes autorités organisatrices, le Conseil Régional et le Sytral (qui couvre l’agglomération l’ensemble du département du Rhône), où nous sommes présents via le groupe Maisonneuve. En zone de montagne, nous sommes représentés par Voies ferrées du Dauphiné (VFD), qui était notre première acquisition. L’entreprise était dans un état très compliqué. Elle est repartie sur des bonnes bases, entre Grenoble et Lyon. 

 

Comment encaissez-vous la très forte hausse du gaz ? 

La situation est compliquée, parce que la région Auvergne Rhône-Alpes a fait le choix de passer au GNV, ce qui se comprend dans cette période de transition énergétique. Si ce n’est qu’au moment où nombre de contrats ont été passés (entre 2018 et 2019), il n’y avait pas véritablement d’écart de prix entre le gaz et le gazole, si bien que les contrats de cette époque comportent un indice uniquement basé sur le gazole. Aujourd’hui, nombre de sociétés d’autocars d’Auvergne Rhône-Alpes titulaires de ces contrats conclus entre 2018 et 2019 sont en difficulté, parce que l’explosion du coût du gaz n’est pas compensée. Les discussions à ce sujet ne sont pas simples. Ce n’est, en revanche, pas le cas pour les sociétés qui travaillent tant avec le Sytral qu’avec la Région, mais dont les contrats ont été conclus plus tard et comportent des indices spécifiques au gaz qui prennent en compte cette augmentation. Aujourd’hui, je ne ressens pas un grand empressement de la part de la Région à prendre cette dimension en compte. Si bien que cette Région devient un peu moins attrayante, tant pour des investisseurs que des opérateurs établis, qui peuvent être davantage tentés de vendre. 

 

Pourtant, on vous prête l’intention de racheter un autocariste important Rhône Alpes…

Je ne sais pas d’où vient cette rumeur, mais ce n’est pas le cas étant donné le contexte que je viens de décrire. Des bruits, il y en a toujours. Il y a en outre une très forte pénurie de conducteurs. Et puis, les contrats là-bas comportent un système de pénalités qui aboutit à des montants disproportionnés par rapport au prix de la course : quand vous avez des pénalités entre 500 et 1000 euros sur une course qui vous en rapporte à peine 200… Le jeu en vaut-il encore la chandelle ?

 

La maison-mère de Lacroix Savac, CFTR appartient au fonds Cube, qui a investi en 2018. Prépare-t-il aujourd’hui sa sortie ?

Cube est un fonds d’infrastructure dont la durée d’investissement est de 15 ans maximum. Cela laisse le temps de constituer un opérateur alternatif. Ce modèle, qu’on trouve aussi en Belgique, en Suède, en Allemagne et ailleurs encore en Europe, peut paraître nouveau ici. Dans ce pays, lorsque vous n’êtes ni héritier, ni faisant partie d’un grand groupe, comment devenir véritablement un opérateur pertinent avec une taille critique ? L’autre gros avantage de ce modèle est de permettre aussi à des entreprises familiales qui ont encore une certaine taille, d’avoir une autre perspective que de se faire absorber par un grand groupe. 

On peut se demander si le partenariat avec Go-Ahead pourrait préfigurer un rachat de CFTR… 

Absolument pas, ce n’est pas du tout le projet. CFTR construit, grâce à son actionnaire, Cube, un opérateur alternatif en France.

Contre la pénurie de conducteurs, avez-vous une recette ? Certains prônent un travail plus étroit entre Pôle emploi les OPCO, les entreprises les collectivités locales, qu’en pensez- vous ?

La pénurie de conducteurs ne date pas d’hier. Elle a même commencé bien avant les effets du Covid. Le processus s’est déroulé en trois temps. D’abord, le découpage administratif a multiplié les appels d’offres lancés par les différents niveaux d’autorités organisatrices. Les contrats de réseaux qui généraient des services à temps complet ont évolué en des multitudes de contrats de lignes découpant les services à temps complets (pour les départements, les autorités urbaines) en de multiples services à temps partiels en fonction de chaque autorité organisatrice maitre d’œuvre. L’évolution de l’Ile-de-France, qui est ici à contretemps de celle de la province avec des DSP sur de larges bassins, me semble sur la bonne voie. Ensuite, les contrats de transports publics ont changé de nature devenant, du fait de ce « saucissonnage », majoritairement des marchés publics et non plus des DSP. Pourtant, la vertu d’une DSP est de permettre aux opérateurs de faire des péréquations entre services « rentables » et les autres. Or, la mécanique des marchés publics tire irrémédiablement les prix vers le bas et comme le poste « conduite » est de loin le premier poste de coût de cette industrie de main-d’œuvre, la pression est ici maximale…

Quel est le troisième facteur, selon vous ?

La garantie de l’emploi via un accord national de branche enfin, s’est avérée, sur le long terme, très perverse. L’emploi garanti et les contrats tendant à se muer en marchés publics, il importait que les minima conventionnels demeurent le plus bas possible. Les PME, qui souvent employaient des conducteurs à des taux horaires supérieurs aux groupes, pour fidéliser leur personnel et aussi compenser des mécanismes (participation, intéressement, tickets restaurants, etc..) auxquelles elles n’avaient pas accès du fait de leur taille, se sont retrouvées en position de cible potentielle face à des offres désormais fondées sur les minima conventionnels. La garantie de l’emploi, en imposant le transfert du personnel de l’entreprise sortante à l’entreprise entrante, a débridé la créativité managériale. Si bien qu’aujourd’hui, les transports publics de voyageurs offrent une garantie de l’emploi, et pourtant personne ne veut y aller. Cherchez l’erreur !

 

Quelles solutions face à la pénurie ?

Elles apparaissent naturellement, « en creux » : revalorisation des minima conventionnels, réouverture des négociations sur l’accord de branche, réorganisation des compétences transports à une échelle pertinente. L’exemple de l’Ile-de-France est porteur de sens. Et une stricte application des barèmes de pénalités prévues aux contrats, mais aussi, et au préalable, une révision des montants de ces pénalités qui doivent être nécessairement en cohérence avec le prix des services vendus. Bref, opérateurs et autorités organisatrices de mobilité ont encore du chemin à parcourir ensemble. Le changement climatique devrait contribuer fortement à les y aider.   

 

Pourquoi proposez-vous de changer les rythmes scolaires ?

Une partie de cette pénurie de conducteurs vient du fait que l’organisation du transport scolaire aboutit à faire rouler des cars une heure le matin et une deuxième le soir, tout monde à la même heure. On pourrait réduire cette pénurie au moins de moitié, si on voulait bien, au niveau de l’Éducation nationale, étaler les horaires de rentrée à 8 h, une autre à 9 h, une autre à 10h, et reprendre ensuite à 16h, 17h, 18h. Au lieu de trois conducteurs qui travaillent deux heures, on pourra en avoir un seul qui travaille 6h par jour. Cela fait presque un temps complet. A l’heure où notre Président nous annonce la fin de l’abondance et de l’insouciance, je réponds : Chiche, monsieur le Président !

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