Énormément d’entreprises candidates mais toujours une seule compagnie ferroviaire régnant depuis 31 ans sur la desserte Londres-Paris, Londres-Bruxelles : le prometteur marché transmanche constitue un véritable paradoxe lié à des contraintes démultipliées. Pour aider la concurrence à se concrétiser, les gestionnaires d’infrastructures promettent des aides aux opérateurs. Leur permettront-elles de triompher des périls ?
Il en apparaît régulièrement, les derniers en date se nommant Trenitalia et Gemini Trains. Ces deux entreprises ferroviaires, l’une historique, l’autre encore virtuelle sont venues au printemps 2025 grossir les rangs des concurrents autoproclamés d’Eurostar, tels que Virgin Rail, Heuro ou encore Evolyn (qui s’est finalement alliée à Trentialia). Les liaisons à grande vitesse transmanches Paris-Londres, Londres-Bruxelles, mais aussi Londres-Amsterdam attisent les convoitises d’acteurs de toutes sortes, bien décidés à contester le monopole de fait d’Eurostar. La filiale de la SNCF règne sans partage depuis l’ouverture du tunnel en 1994. Elles ne sont pourtant pas les premières à s’y être essayées.
« C’est un marché potentiellement très lucratif » mesure Claude Steinmetz qui, avant de diriger les activités ferroviaires de Transdev en France participa à la fin des années 2000 à une aventure ferroviaire surprenante menée par Veolia Transport et Air France réunis pour faire circuler des TGV entre certaines capitales européennes. Le projet était bien avancé « mais la catastrophe du vol Paris-Rio en 2009 a contraint Air France à se recentrer sur son cœur de métier » se souvient celui qui œuvrait chez Veolia Transport. Reste à savoir si la co-entreprise, une fois dans le dur, n’aurait pas buté, comme la Deutsche Bahn sur des obstacles ferroviaires renforcés par les contraintes de sécurité liées au tunnel sous-marin. La compagnie allemande ambitionnait à la même époque de desservir Londres. Procédure d’homologation des trains longue et coûteuse, verrous techniques et réglementaires, problèmes sur son réseau domestique, ces obstacles ont eu raison de ses efforts.
Tandis que ses concurrents potentiels sont tous en quête de financement, Eurostar s’est transformé, agrandi avec l’absorption de Thalys. Pour maintenir son avantage, elle envisage l’acquisition d’une cinquantaine de nouvelles rames dont une partie réservée à Londres. En définitive, sur un marché transmanche à fort potentiel, les candidats foisonnent mais l’acteur historique parait indéboulonnable. Un vrai paradoxe dont Aymeric Aymeric Dessus de Cerou directeur chez Circle analyse les ressorts dans l’interview qui suit.
En réalité, réussir à franchir le Channel rimerait presque avec décrocher la lune. « Candidater implique de multiplier les démarches de part et d’autre de la Manche. C’est une course d’obstacles, et nous menons depuis un an et demi des discussions avec toutes les parties prenantes : les gouvernements, les gestionnaires de réseau en France, en Grande-Bretagne, et en Belgique, auquel s’ajoute Getlink l’opérateur du tunnel » liste Francis Nakache représentant en France de la néo compagnie Gemini Trains. S’ajoutent aussi les gestionnaires des gares, d’installations ferroviaires et les régulateurs de chaque pays. La néo-société a également frappé à la porte de SNCF Voyageurs, propriétaire des ateliers de maintenance d’Eurostar gare du Nord auxquels les nouveaux entrants peuvent en principe prétendre. Comment ne pas le voir ? Pour convaincre des investisseurs de mettre plusieurs centaines de millions d’euros dans l’achat de train, il faut être capable de lever tout une liste de conditions.
Heureusement, dans leur démarche, les opérateurs – Eurostar et nouveaux entrants – peuvent compter sur le coup de pouce des gestionnaires d’infrastructures qui ont intérêt à voir le marché s’accroître pour augmenter leurs revenus. Getlink, le gestionnaire du tunnel réserve ainsi une cagnotte aux opérateurs qui feront croitre le marché. C’est l’objet de son programme ETICA (Eurotunnel Incentive for Capacity Additions) lancé en 2018. « Il a permis d’attribuer 9 millions d’euros à Eurostar pour le lancement de sa liaison Londres-Amsterdam et nous prévoyons d’allouer 50 millions d’euros supplémentaires d’ici 2030 pour encourager de nouvelles liaisons ferroviaires » indique la maison-mère d’Eurotunnel. Son objectif : doubler le nombre de services à grande vitesse entre Londres et les grandes villes européennes dans les dix prochaines années, sachant que la moitié des capacités du tunnel est encore inutilisée.
Autre gestionnaire privé confronté au même problème, London St. Pancras Highspeed, l’exploitant de la ligne à grande vitesse entre le tunnel et Londres mise quant à lui sur deux ressorts. Début avril, il a annoncé des ristournes sur les péages allant jusqu’à 50% la première année, 40% la deuxième année et 30% la troisième année réservées aux compagnies qui apportent des nouveautés. Elles pourraient bénéficier, en outre, d’une incitation financière pour accroître le volume de passagers. Le total représenterait un coup de pouce de l’ordre de 45 à 70 M€ sur trois ans, sur trois ans pour un opérateur ferroviaire, selon les estimations de St. Pancras Highspeed. De quoi encourager les opérateurs, y compris Eurostar « à introduire de nouveaux services, à lancer de nouvelles destinations, à s’arrêter dans des gares intermédiaires, à déployer du matériel roulant neuf et à augmenter le volume de passagers » espère l’exploitant de la ligne à grande vitesse britannique.
De son côté, le régulateur britannique doit maintenant contribuer à faire entrer dans le concret le processus d’ouverture à la concurrence de fait. Son avis est très attendu : il doit dire si les ateliers de Temple Mills utilisés par Eurostar ont suffisamment de réserves pour d’autres entreprises ferroviaires. Si c’est le cas, il devra ensuite désigner selon des règles objectives celles qui pourront y accéder. Sinon, les néo compagnies devront trouver des plans B. Le grand steeple-chase du transmanche ne fait que commencer !
Marc Fressoz