Fanny Arav
Fanny Arav
Membre du Conseil économique, social et environnemental, représentante UNSA au conseil d’administration de SNCF Réseau

« Les évaluations socio-économiques pénalisent les trajets du quotidien »

La valeur du temps prise en compte dans la méthodologie d’évaluation des projets de transport survalorise le motif « professionnel » par rapport au « domicile-travail ». Résultat : CDG Express passe avant l’amélioration du RER B. Pour Fanny Arav, cette logique du gain de temps va à l’encontre des besoins de la société et des objectifs climatiques. 

Propos recueillis par Sandrine Garnier

 

Mobily-Cités : Vous pointez la nécessité de faire évoluer les paramètres d’évaluation des projets de transports, notamment la prise en compte de la valeur du temps. Pour quelles raisons ? 

Fanny Arav : Dans la méthodologie de calcul des évaluations socio-économiques des projets d’investissements publics de transport, la valeur donnée au temps de trajet dite « tutélaire » (barème) repose sur une conception du temps comme une ressource non pas infinie mais relativement substituable dans sa qualité et arbitrable en fonction du niveau de vie des individus concernés. Ce modèle aboutit à privilégier la moindre minute gagnée au détriment de la robustesse d’un service, et octroie au motif « professionnel » une valeur près de deux fois supérieure à celle du motif « domicile – travail ». Ce montant était en 2015 de 18,60€ de l’heure pour un motif professionnel sur un trajet inférieur à 20 km en urbain et interurbain, contre 10,60€ pour du domicile – travail. 

La qualité du temps passé dans les transports est également traitée quelles que soient les conditions de confort, ce qui biaise les inégalités de situation et donc la qualification de ce temps de transport : on travaille ou on lit assis confortablement dans le TGV, alors que l’on subit les heures passées chaque jour debout dans un RER ou un métro bondé comme un temps au mieux perdu et parfois également facteur de stress et de fatigue supplémentaire. La persistance de ces modèles constitue un obstacle majeur pour valoriser des investissements de robustesse et de fiabilité sur des plus petites distances. Ils ne permettent pas non plus de tenir compte de l’effet de la modernisation de l’existant sur un grand nombre de voyageurs quotidiens.

  

Quelles en sont les implications concrètes ? 

En cherchant à faire gagner du temps à un public dit « à forte capacité contributive », ce modèle conduit par exemple à privilégier CDG Express au détriment de la modernisation du RER B. Il induit une lecture sociale fausse, voire inversée des besoins de la société, puisque ce sont justement les personnes les plus contraintes économiquement qui occupent des emplois non télétravaillables, sont soumises à des horaires stricts et ont donc le plus besoin d’un service rapide et surtout fiable.

Ce modèle a-t-il été conçu pour favoriser les projets de TGV ? 

Pas uniquement. C’est plus une question de distance que de modes, puisque les valeurs sont les mêmes pour l’ensemble des usages, en urbain et petit interurbain. La différenciation ne se fait au profit du ferroviaire qu’à partir du seuil de 80 km, un dernier seuil de différenciation qui à l’évidence favorise davantage le TGV est à 400 km. Mais même dans ces cas de figure, le motif professionnel reste surpondéré. L’objectif était à l’époque de relier les pôles majeurs par de grands axes autoroutiers et ferroviaires, et bien sûr de concurrencer aussi l’aérien. 

Avec la crise sanitaire, beaucoup d’actifs ont reconsidéré leur rythme de vie, avec un rejet des temps passés dans les transports. Ce phénomène doit-il contribuer à revoir cette valeur du temps ?   

Le recours au télétravail durant la période Covid a révélé l’aspect insupportable des conditions de trajets. Ceux qui le peuvent ont repensé leur mode de vie, et parfois changé de lieu de résidence pour se tourner vers des villes de taille intermédiaire, avec de nouvelles proximités. La visioconférence a fait ses preuves également pour les rendez-vous de travail.  Plus généralement, l’usage du temps est désormais considéré dans sa globalité, sur la totalité de la semaine, et corrélé aux conditions et aux durées de transport. On retombe sur l’éternel sujet d’une meilleure coordination entre urbanisme et aménagement du territoire, avec les transports comme résultante, ou comme variable d’ajustement. 

Pour être en phase avec les aspirations de notre société, la question des temps de trajet domicile – travail doit devenir l’affaire de tous, et pas seulement le problème des individus concernés. Que ce soit en terme de temps passé et d’impact sur nos territoires : nous sommes un des pays de l’OCDE où les travailleurs passent le plus de temps dans les transports domicile-travail. Ce qui implique de mieux coordonner les espaces de résidence et de travail, mais aussi de répondre au problème du poids toujours plus important du logement et ses charges contraintes, dont l’énergie, dans le budget des ménages. Les transports et le logement étant sur la même courbe « d’utilité » des ménages, et les choix du lieu de résidence fonction décroissante des prix. 

Au-delà de la valeur temps, comment faire évoluer ces modèles d’évaluation socio-économique ? 

Les objectifs climatiques nous obligent à mener de front la transition de notre économie, sa résilience au dérèglement climatique et ses mutations sur notre organisation économique et sociale. Cela nécessite des investissements conséquents qu’il s’agit de coordonner transversalement avec des jalons intermédiaires et avec l’ensemble des acteurs pour s’assurer de la juste répartition des impacts. Des choix importants devront être fait, traduits en outils d’aide à la décision qui ne peuvent être, comme la valeur du temps, confisqués par les experts, mais devraient faire l’objet d’un débat démocratique. Afin de s’assurer que les objets mesurés et les méthodologies de mesures soient en adéquation avec des objectifs partagés par ceux qui décident de ces projets mais aussi par ceux qui les vivent ! Par exemple, faut-il continuer à renforcer la métropolisation ou au contraire desserrer les pressions urbaines denses ? Qui doit payer pour les week-ends à la mer et à la montagne de ces métropolitains ? Jusqu’où pousser la régionalisation et la décentralisation des transports sans risquer la perte d’unité des droits à la mobilité à l’échelle nationale et la cohésion territoriale ? Autant de questions que nous ne pouvons laisser en suspens collectivement.

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