Les nouvelles autoroutes et le mythe des gains de temps
La contestation grandissante des projets routiers en France exprime un changement de regard sur la mobilité et la vitesse. Le cas médiatisé de l’A69 Toulouse-Castres n’est qu’un exemple parmi une cinquantaine de luttes locales, à présent rassemblées sous la bannière de la coalition nationale
« La Déroute des Routes ».
Du côté des politiques de transport, ces changements de perspective restent largement ignorés. Les évaluations socioéconomiques des projets continuent d’accorder une valeur monétaire considérable à l’utilité de la vitesse, souvent au détriment des impacts environnementaux.
Dans le dernier rapport (2018) sur l’abaissement des vitesses autorisées à 110 km/h sur autoroute, les temps perdus représentent un coût de 1145 M€ pour la collectivité. Les gains environnementaux (moins de carburant, de pollution et de CO2) ne sont évalués qu’à hauteur d’un bénéfice 474M€. La balance penche nettement du côté du maintien à 130 km/h. En sens inverse, dans des projets d’accélération tels que le contournement ouest de Rouen, c’est la même logique. Les bénéfices liés aux gains de temps (1352 M€) écrasent toute autre considération et valident « théoriquement » l’intérêt du projet.
La légitimité d’une infrastructure de transport repose donc en quasi-totalité sur les supposés gains de temps apportés aux populations. Il y a là une véritable mythologie, un tour de passe-passe basé sur la transformation magique de vitesse en gains de temps.
Selon les théories d’économie, la « valeur du temps » présente dans les évaluations dévoilerait ce que les individus sont prêts à céder de leur salaire pour gagner du temps. Réciproquement, dans le cas de l’abaissement à 110 km/h, elle montre de combien il faudrait les dédommager pour qu’ils acceptent de perdre du temps. Ces arbitrages temps-ressources matérielles sont considérés comme des données invariantes, liées à la psychologie des individus ; il s’agit de valeurs tutélaires. Elles alimentent une logique maintenant classique qui consiste à partir des prétendus « besoins » – gagner du temps – et à en déduire les moyens optimaux pour les satisfaire – des infrastructures de transport rapide.
« CESSONS DE DÉTOURNER LE REGARD ! EMPRUNTONS LA SORTIE D’AUTOROUTE. »
Mais quels sont ces prétendus besoins individuels ? Les observations montrent que la vitesse ne fait pas gagner du temps, mais de l’espace accessible. Il n’y a pas de gains de temps à proprement parler. A terme, nous déménageons plus loin de notre lieu de travail, allons faire des courses plus loin, partons plus loin en vacances grâce à la vitesse. La durée quotidienne de déplacement est restée stable au cours du temps ; de l’ordre d’une heure par jour, alors que la vitesse moyenne n’a cessé d’augmenter.
Il y a 200 ans, les Français parcouraient 4 à 5 kilomètres par jour à la vitesse de 4 à 5 km/h. La multiplication des distances par 10 – 44km par jour par personne en moyenne – a été permise par une augmentation des vitesses à peu près équivalente, de l’ordre de 42 km/h en moyenne pour les déplacements à l’échelle nationale en 2017.
Si la vitesse des transports ne fait pas gagner de temps, elle serait en revanche utile aux individus parce qu’elle permettrait d’accéder à un univers des possibles plus étendu d’emplois, d’études d’achats et de loisirs. Soit !
Mais là où ça coince, et c’est toujours à peu près au même endroit que ça bloque avec les « sciences » économiques, c’est lorsqu’on passe de l’utilité individuelle à l’utilité collective. Si tout le monde se déplace davantage, victimes de leurs succès, les réseaux de transport rapide en viennent à être saturés. Il faut créer de nouvelles infrastructures, etc. A terme, avec un tel cercle vicieux, les individus perdent littéralement du temps à cause du développement de la vitesse sur la vitesse, de la distance sur la distance. En France, le temps de trajet moyen pour se rendre à son travail ne cesse d’augmenter : de 20 min en 1982, à 24 min en 2018-19.
L’évaluation socioéconomique des projets est incapable d’intégrer ce type d’effets à long terme. Elle ne décrit pas comment la construction d’infrastructures routières créé des boucles d’interactions systémiques avec l’étalement urbain et la congestion. Elle ne dit pas comment elle conduit les populations, non plus vers la simple satisfaction de leur besoin, mais vers une dépendance définitive à l’automobile, à la vitesse et à la distance – pour satisfaire leur besoin.
De la même façon, elle ne permet pas d’anticiper que lorsqu’on supprime des voies de circulation, se produit généralement une évaporation du trafic : le nombre de véhicules en circulation diminue, améliorant in fine la fluidité du trafic à l’échelle du réseau. Et de fait, elle ne dit pas non plus comment cela conduit potentiellement les consommateurs et les producteurs à revivre plus en proximité pour satisfaire leur besoin.
On ne peut décemment plus valoriser les transports en s’appuyant sur des théories économiques héritées des Trente Glorieuses. L’expérience a montré qu’à partir d’un certain niveau de développement, la vitesse devient contre-productive. Aller toujours plus vite pour avoir plus d’opportunités ne permet ni de caresser le mythe de l’abondance, ni d’assouvir des désirs potentiellement illimités. Dans nos sociétés sur-industrialisées, la sur-vitesse revient à remplir un immense tonneau des Danaïdes. Les seuls effets qui résultent avec certitude de cette course folle sur autoroute sont la saturation du Monde et de l’air ; la vacuité de nos existences et des sentiments de manque de temps toujours plus marqués.
Dans un processus de bifurcation vers des modes de vie plus durables et, espérons-le, plus souhaitables, il est devenu nécessaire de penser des alternatives au tout-voiture et à la vitesse. Or, les enquêtes le montrent, 80% des Français préfèreraient ralentir leur rythme de vie pour retrouver des relations sociales plus en proximité.
Ce constat, sans appel, a la forme d’une authentique opportunité démocratique et écologique. Cessons de détourner le regard ! Empruntons la sortie d’autoroute.