La malédiction des nouveaux entrants ferroviaires…

05 09 2024 | Actualités

Les nouveaux acteurs ferroviaires font face à des vents contraires. En mars 2024, Railcoop a été mis en liquidation judiciaire. En juin, les porteurs du projet Midnight train ont jeté l’éponge. En ira-t-il de même pour leurs homologues, Kevin Speed, Le Train ou Proxima ?  Et plus généralement pour les opérateurs (Trenitalia, Renfe) déjà en compétition directe avec l’opérateur historique ? (Les shémas et figures sont à retrouver dans le HS MMT 2024 téléchargeable ou dans le dossier téléchargeable==>>https://mobilycites.com/product/railcoop-midnight-train-existe-t-il-une-malediction-pour-les-nouveaux-entrants-ferroviaires/)

L’Europe ferroviaire a longtemps été un patchwork où se juxtaposaient des opérateurs historiques publics en position de monopole sur leur territoire. Cette situation se caractérisant par une lente dégradation de la part de marché du ferroviaire, l’Union européenne (UE) a, depuis 1991, multiplié les mesures de déréglementation visant à introduire une concurrence intra-modale. Non sans succès en ce qui concerne la concurrence « pour le marché ». Même en France, a été instaurée l’obligation de lancer des appels d’offre pour les services conventionnés, ceux qui répondent à des obligations de service public et bénéficient de subventions.

Il en va différemment pour la concurrence « sur le marché », quand plusieurs opérateurs se font face pour des services de même type, non subventionnés. Non sans difficultés, le fret relève aujourd’hui de cette catégorie dans la plupart des pays de l’UE. Jusqu’à récemment, ce n’était pas le cas pour le transport de voyageurs où la concurrence frontale, à l’exception notable de l’Italie, se limitait à quelques lignes en République Tchèque et en Suède. Mais les choses ont changé avec l’ouverture du marché en Espagne et aussi en France. Pourtant, les échecs de Railcoop et de Midnight trains interrogent : pourquoi les nouveaux entrants rencontrent-ils tant de difficultés ?

L’enjeu du taux de remplissage : le cas des TER

Pour comprendre la situation, il faut rappeler qu’au siècle dernier, en Europe, les entreprises de transport ferroviaire ont été progressivement nationalisées, pour la simple raison qu’elles multipliaient les pertes. Encore aujourd’hui, les subventions au ferroviaire sont massives. En France, pour les seuls TER, elles se sont élevées en 2022 à  4,47 mds € soit 23,5 centimes par passager.km (pkm).  Ce montant très élevé provient du fait que les taux de remplissage des TER sont faibles, même s’ils ont récemment progressé en France (29% en 2022). Or, comme le montre la figure 1, le prix nécessaire pour équilibrer les recettes et les dépenses progresse en fonction inverse de la baisse du taux de remplissage. La courbe présente les différentes combinaisons permettant d’atteindre le point-mort. Toute la zone située sous la courbe correspond à une zone de pertes pour l’exploitant.

L’axe des abscisses indique le taux de remplissage en ordre décroissant. L’axe des ordonnées présente la relation entre le coût au siège.km (cskm) et le prix au passager.km (ppkm). Si le taux de remplissage est de 100%, le point-mort est atteint si ppkm = cskm. Mais dès que le taux de remplissage baisse, ppkm doit être multiplié par un coefficient qui augmente rapidement : 2,5 si le taux de remplissage n’est que de 50%, 5 si le taux de remplissage n’est que de 20%.

Nous savons ainsi pourquoi les TER sont en France subventionnés à hauteur de 23,5 centimes par pkm. Comme le taux de remplissage est d’à peine 30%, les recettes commerciales (environ 10 cts/pkm) ne couvrent que 30% du coût) et le reste provient des subventions. Le coût total étant d’environ 33 centimes par pkm.

Partout en Europe, les taux de remplissage des trains régionaux sont modestes (28% en Suisse avant la pandémie, 32% en Allemagne…). Ces services sont donc largement subventionnés. C’est ainsi que l’on pouvait dès le départ prévoir l’échec de Railcoop[1].  Sans subvention, ce projet ne pouvait réussir que si le taux de remplissage avait été très élevé : mission impossible sur un itinéraire (Lyon-Bordeaux) où la clientèle potentielle est faible et incapable de payer le prix fort. Cet échec relève d’un défaut d’analyse, pas d’une malédiction.

Taux de remplissage : le défi des services commerciaux

Penchons-nous maintenant sur les nouveaux entrants « sur le marché » et souhaitent proposer des services ferroviaires commerciaux. Pour réussir, eson modèle d’affaire doit remplir de strictes conditions que l’on retrouve dans le domaine des autocars ou dans le cas des compagnies aériennes low-cost.

  • Le prix ne doit pas être très éloigné du prix proposé par le concurrent, si possible inférieur.
  • Le taux de remplissage doit être élevé. L’offre doit donc se concentrer sur des liaisons à forte demande potentielle. Sinon, le risque est que les deux opérateurs opèrent des trains déficitaires car insuffisamment remplis.
  • Les coûts de fonctionnement doivent être limités.

C’est sur ces bases que Trenitalia a décidé en 2022 de concurrencer la SNCF sur l’axe Paris-Lyon. Dans le N° 533 de cette revue nous avions montré, sur la base d’hypothèses simples sur les coûts comparés, que le pari de la compagnie italienne pouvait être gagné pour une recette par passager de 57€ et un taux de remplissage de 70%. Or, l’année 2023 n’a pas permis d’atteindre ces seuils. La recette par passager a été inférieure à 40€ et le taux de remplissage n’a pas dépassé 60%. Les pertes ont été élevées, près de la moitié des 73 Mi€ de coûts de fonctionnement.

Pour généraliser le constat, la figure 2 propose, sur le même modèle que la figure 1, la courbe représentative des points-morts de deux compagnies en concurrence. En abscisses les taux de remplissage et en ordonnées la recette par pkm pour atteindre le point-mort En rouge, l’opérateur historique dont le coût au siège.km est de 8  centimes d’euro alors qu’il est de 7 pour le nouvel entrant (en bleu).  Si l’opérateur historique a un taux de remplissage de 80%, il atteint le point-mort pour une recette de 10 centimes/pkm.  Cette recette unitaire serait suffisante pour le nouvel opérateur avec seulement 70% de taux de remplissage (ellipse verte). Mais est-il possible pour deux concurrents d’atteindre de tels niveaux de fréquentations?

La figure 2 nous indique que la réponse est négative. Pour attirer des voyageurs, chaque concurrent doit baisser ses tarifs, mais cela n’est profitable que si les taux de remplissage augmentent. Or la réalité va à l’encontre de ce raisonnement, notamment parce que la demande potentielle n’est pas infinie. Avec un taux de remplissage réduit, le point-mort n’est atteint que si la recette par passager augmente. Si, par exemple, le taux de remplissage tombe à 70% pour l’opérateur historique et atteint seulement 60% pour le nouvel entrant, les recettes unitaires doivent passer de 10 à 11,4 centimes pour le premier et de 10 à 11,66 pour le second (ellipse jaune).

Voilà un résultat contraire aux idées reçues : Si les taux de remplissage baissent, même peu, la concurrence conduit à une augmentation des prix unitaires alors que le sens commun attend une baisse. Pour que cette baisse soit effective, et éviter de perdre des parts de marché, les opérateurs acceptent de subir des pertes ce qui est aujourd’hui le cas pour Trenitalia et la RENFE en France mais également pour SNCF (OUIGO) et Trenitalia en Espagne.

Les trois candidats à l’entrée sur le marché ferroviaire en France (Le Train, Kevin Speed et Proxima) ont-ils bien évalué la situation et le niveau réel de la demande ? Pas seulement les jours de pointe, mais aussi dans les périodes creuses où le taux de remplissage est mécaniquement très bas.  Si une nouvelle offre conduit à une baisse moyenne des taux de remplissage des opérateurs, les commentateurs parleront de malédiction ferroviaire alors qu’il ne s’agit que d’arithmétique !

[1] Je l’ai expliqué longuement aux fondateurs il y a 3 ans.

Yves Crozet, professeur émérite à Sciences-Po Lyon
Laboratoire Aménagement Economie Transports

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