Jean-Coldefy
Jean Coldefy
Président du think tank de l’URF, directeur du programme Mobilités et Transitions d’ATEC ITS France

« Décarbonation des mobilités : et si on choisissait l’efficacité ? »

Le report modal est l’un des axes de la décarbonation. Le gouvernement se focalise sur le ferroviaire, répondant en cela à la demande de la SNCF d’un plan de financement massif. L’histoire en France et l’exemple allemand montrent cependant que le ferroviaire, et le transport public en général, n’ont pas encore permis de déclencher un report modal massif. Cet article en analyse les raisons et propose de focaliser les transports en commun là où ils sont une alternative efficace en usant au mieux de nos ressources publiques rares, nos biens communs.

 

Pour une approche laïque de la mobilité fondée sur les biens communs

Malgré des dizaines de milliards dépensés depuis 20 ans dans le ferroviaire, la part de la voiture dans le mix de mobilité n’a que très peu bougé et pèse 80% des kilomètres parcourus. Le hasard de l’actualité fait qu’alors que le gouvernement vient d’approuver un plan de 100 Md€ pour le train, un tout récent rapport de la Cour des comptes allemande qualifie la DB, la SNCF allemande, de « puits sans fonds budgétaire » avec « une dette en croissance de 5 M€/j malgré une reprise de 35 Mds en 1994 ». La cour dénonce « un record du nombre de trains en retard » et écrit qu’« il n’a pas été possible de transférer une partie importante du trafic d’autres modes de transport vers le rail ». Elle ajoute : « les objectifs de doublement de trafic passagers sont irréalistes », du fait « des goulots d’étranglement au niveau des capacités du réseau qui perdureront pendant des années ». Cela ne vous rappelle rien ? Certes, la France n’est pas encore au niveau allemand en matière de TER, mais est-on sûr que les moyens colossaux mis sur le ferroviaire produiront le report modal attendu de la voiture vers le train ou devrons nous faire en 2043 le même constat que celui de la Cour des comptes allemande en 2023 ? Comme souvent en France, les débats prennent vite une dimension quasi religieuse qui supporte mal la réfutation : pour nombre de militants, l’automobile c’est l’objet à éradiquer, quels que soient les moyens. Cette approche fait fi des apports de la voiture en termes de mobilité et d’autonomie des ménages et conduit également à définir des objectifs irréalistes sans analyser la faisabilité et les conséquences de tels objectifs. Une approche plus agnostique se focalise non sur les moyens mais sur les objectifs d’une politique de mobilité : permettre à tous de se déplacer pour aller travailler, se nourrir, se soigner, se divertir à des coûts et dans des délais raisonnables, en diminuant fortement les émissions de CO2. Pour y parvenir, la société doit gérer des biens communs, c’est-àdire des biens publics rares. Dans la mobilité, il s’agit d’une part de l’espace public en ville, puisqu’il n’est pas possible que tous les modes aient leurs voies réservées, et d’autre part des fonds publics puisque ce qui sera dépensé pour un projet ne sera pas disponible pour un autre. Raisonner en termes de biens communs permet de sortir de la religion du tout vélo, du tout ferroviaire ou du tout voiture, pour revenir à ce qui rassemble : un objectif de mobilité bas carbone pour tous et la préservation des biens communs qui sont nos ressources rares.

Pour ne pas être thrombosées par la mobilité, les villes favorisent les modes de transports les moins consommateurs d’espace public. Si le vélo et la voiture permettent de faire passer 1.300 personnes par heure sur une voie en ville, le métro est à 10.000, le RER à 34.000 : les villes ne peuvent faire l’économie de transports publics efficaces. Du côté des budgets publics, entre 2000 et 2019, 125 milliards d’euros ont été investis dans les transports publics, 22 dans les TGV, 42 dans le réseau ferré conventionnel, 61 dans les transports publics urbains. La part modale de la voiture n’a baissé que de 3%. Si l’on étudie le coût pour la société des différents moyens de transports au passager.kilomètre, c’est-à-dire en prenant en compte ce que paient les ménages, les entreprises et les administrations, les comptes transports de la nation, les données de l’UTP, d’OMNIL et d’IdFM pour les transports en communs et de l’ART pour les TER et le Transilien révèlent des résultats qui peuvent surprendre : la voiture coûte en moyenne 50% moins cher à la société que les transports en commun :

 

Dépenses d’exploitation en € : passager km

Cette conclusion, que des travaux du Cerema et les comptes satellites transports de la nation avaient déjà pointée il y a près de 10 ans, nécessite néanmoins approfondissement, puisque comme toujours le diable se niche dans les détails. Si l’on se focalise sur les trajets du quotidien, donc ceux inférieurs à 80 km, selon les territoires et les motifs, les situations peuvent être très différentes. Ainsi pour le domicile-travail et les jours ouvrés, quand la voiture est moins occupée et les transports en commun souvent saturés, la situation est tout autre :

Dépenses d’exploitation en € : passager km 2

Les transports en commun coûtent 2 fois moins cher que la voiture en semaine, et 2,5 moins cher sur les trajets entre le domicile et le travail. Pour l’usager, compte tenu des soutiens publics, cet écart est encore plus fort. Ces ratios varient fortement d’un réseau à l’autre selon les choix de la collectivité, la géographie des lieux et la localisation des logements et des emplois. Des conclusions similaires peuvent être tirés pour les TER, puisque ceux en accès aux agglomérations sont saturés quand une part non négligeable est très peu remplie. Il ne faut pas non plus oublier qu’au-delà des coûts économiques, dans certains territoires en particulier dans les zones urbaines, là où la pauvreté est la plus forte, les transports en commun urbains permettent à ceux qui ne peuvent accéder à la voiture, 15% des ménages, de se déplacer à coûts faibles. Une autre manière d’illustrer le problème que constitue le coût actuel des transports en commun est de calculer le coût public par voyage net de la participation de l’usager, le ratio (R-D) / voyage. Ce ratio est inférieur à 1 € pour les 12 métropoles régionales, de plus de 2 € en Île-de-France (ce qui est une vraie anomalie compte tenu de la densité) et de plus de 3 € pour les petites agglomérations. Globalement, pour les agglomérations de plus de 100.000 habitants, chaque fois qu’une personne utilise un transport en commun, en sus du prix du ticket, la collectivité débourse 1,9 €. Nous étions à 0,75 en 1995, soit un déficit multiplié par 2,5 en 25 ans, ce en euros constants.

Dépenses d’exploitation en € : passager km 2

De très rares agglomérations (Lyon, Strasbourg, Nantes) montrent cependant que l’on peut avoir un déficit public par voyage de l’ordre 0,5 €, Lyon ayant même ramené son déficit public par voyage de 0,6 en 2002 à 0,36 € en 2015. Ce sont également ces agglomérations qui ont fortement fait baisser le trafic automobile, parce que leurs finances leur ont permis d’investir dans des TCSP performants qui sont des alternatives efficaces à la voiture. Hors modes actifs, la voiture assure 90% des km parcourus au quotidien, mobilise 20% des dépenses publiques d’exploitation, et génère plus de 40 milliards de taxes diverses servant à financer le budget de l’Etat, la formation professionnelle des Régions, le RSA des départements et l’AFITF. Les transports en commun assurent 10 % des km parcourus du quotidien pour 80% des dépenses publiques. D’où vient cette faible performance globale économique des TER et des transports en commun urbains ? Pour les TER, ce sont d’une part les impacts du monopole ferroviaire qui impose ses coûts unitaires très élevés à la collectivité nationale et régionale (deux fois plus élevés qu’en Allemagne ou en Suède, par exemple) et d’autre part l’imaginaire ferroviaire de ce pays qui conduit à maintenir des lignes peu utilisées, qui plus est au diesel (42% des circulations des TER). Le taux d’occupation des TER est de 26% selon l’ART, avec des situations très disparates selon les lignes, celles qui desservent les grandes agglomérations étant saturées aux heures de pointe, d’autres ayant des taux d’occupation de 10% voire moins. Un voyageur TER coûte en conséquence en moyenne 10.000 € d’argent public par an, bien moins s’il fait la navette vers une grande ville, et bien plus ailleurs. Est-ce raisonnable et est-ce durable ?

 

Des transports en commun peu remplis sont plus émetteurs de CO2 que la voiture 

Pour les transports en commun urbains, l’extension des réseaux dans les couronnes des agglomérations explique leurs coûts moyens aujourd’hui très élevés. Le nombre de voyages par km d’offre de transport public (ratio V/K) est de 4 pour les grandes agglomérations. Trois villes dépassent 5 voyages par kilomètre : Lyon (9), Strasbourg (7) et Montpellier (6, avant la gratuité). Ce ratio est de 2 pour les villes moyennes. Ceci ne témoigne cependant pas des distances réalisées et les passagers.km sont un indicateur plus pertinent : une ligne avec un seul voyageur parcourant 30 km a un ratio V/K de 1/30 pour 30 passagers.km, une ligne avec 30 voyageurs réalisant 1 km a un ratio de 30 mais du point de vue des passagers. km réalisés la performance est identique. Un nombre important de lignes en France ont un ratio de passager.km/veh.km inférieur à 5 selon les analyses de la start-up Flowly disposant des analyses les plus fiables en France sur le sujet. A ce niveau, les transports en communs sont plus émetteurs de CO2 que la voiture individuelle. En dehors des lignes fortes (métro, tramway, lignes bus structurantes), nombre de lignes de bus sont trop peu fréquentées, alors qu’un bus urbain coûte environ 7 € le km s’il roule à 20 km/h, et bien plus si la vitesse moyenne de circulation est faible.

Tout ceci est le résultat de l’éclatement communal français : avec l’intégration de communes de première couronne aux périmètres des AOM, chaque commune a souhaité disposer de sa ligne et de ses arrêts de transports en commun, même pour de faibles populations. Comme les communes sont nombreuses, ceci a conduit à déployer beaucoup de lignes ou à les étendre mais avec très peu de voyageurs. Après l’éparpillement urbain de l’habitat, la structure communale des couronnes a fortement dégradé l’efficience des transports en commun. L’extension égalitaire des périmètres de transports en communs en couronne a conduit la plupart des agglomérations à augmenter très fortement la surface desservie pour une faible population. Comme cela est coûteux, les AOM ont réduit les fréquences. Il est pourtant vain de vouloir chercher les personnes devant chez elles dans des zones de faible densité, la voiture étant dans ces territoires nettement plus performante.

Pour revenir à des coûts globaux par passagers. km comparables entre les transports en commun et la voiture, il faut d’abord baisser les coûts de production des transports en commun.

Pour cela, deux moyens sont possibles : diminuer les quantités et/ou réduire les coûts unitaires.

Ce sont les lignes de bus qu’il faut optimiser, en particulier dès qu’elles ont un nombre de passagers.km faible. Cela passe par des lignes plus courtes mais avec plus de fréquences, avec un accès assuré par le vélo et la voiture depuis les communes du périurbain et de première couronne. Ceci suppose des pistes cyclables, des parkings sécurisés pour les vélos et des parcs relais pour les voitures : il faut renforcer l’intermodalité avec les transports en commun. 77% des kilomètres parcourus au quotidien étant le fait de trajets de plus de 10 km et 90% de plus de 5 km, le vélo seul n’a que peu de potentiel pour décarboner nos mobilités. Les centaines de millions d’euros mobilisés sur des réseaux express vélo (dans un étrange mimétisme avec les réseaux autoroutiers) procèdent d’une erreur de raisonnement qui suppose que le vélo a une portée similaire à celle de la voiture. C’est en intermodalité avec les transports publics que le vélo aura le plus d’impact et l’on ferait mieux par exemple de déployer des parcs vélos sécurisés massifs dans les grands pôles de transports en commun afin de multiplier par 40 l’aire de chalandise, l’aire étant le carré de la distance. Les gares du Grand Paris Express devraient ainsi disposer chacune de parcs relais vélos de plusieurs milliers de places, si l’on veut maximiser l’usage de cette infrastructure et opérer un report modal massif.

Cela passe également, dans les aires urbaines, par la massification des flux par des cars express (et le train quand il est disponible), depuis le périurbain vers les agglomérations, flux qui constituent 5% des émissions nationales, autant que la longue distance, le dernier tiers des émissions de la voiture se situant dans le périurbain et dans les liens entre villes. Diminuer les coûts unitaires de production du bus passe par l’amélioration de sa vitesse moyenne. Pour une ligne de bus de 20 km, opérant au ¼ d’heure de 7h à 20h, 1 km/h de baisse de la vitesse moyenne coûte environ 200.000 € par an. Les dispositifs de priorités aux feux sont ainsi une source très importante d’économie, mais aussi de gains de voyageurs (qui demandent des temps de parcours fiables et réduits) et donc des recettes supplémentaires.

Diminuer les coûts unitaires quel que soit le mode de transport passe également par le choix de son opérateur. C’est ce que pratique depuis des décennies l’immense majorité des AOM de province. La mise en concurrence reste à opérer pour l’essentiel en l’Île-de- France et pour les TER, soit plus de 14 Md€ annuels de dépenses d’exploitation (hors infrastructures) . Les processus sont lancés et l’on peut espérer des baisses de prix de 30 à 50% soit à terme de 4 à 7 Md€ annuels d’économies. La concurrence dans les transports est souvent perçue comme une régression sociale, sans doute parce que l’on entend plus les perdants de la concurrence que les gagnants. Pourtant, les salariés sont obligatoirement repris en cas de changement de délégataire, et ceux issus des monopoles publics conservent leurs avantages. On oublie que le contraire de la concurrence c’est le monopole, qui impose ses prix et ses conditions au reste de la société. La concurrence dans les transports redonne le pouvoir aux autorités publiques, seules détentrices de l’intérêt général et partant seules maîtresses du service public, et qui peuvent alors imposer leurs exigences de qualité de service et les obtenir au meilleur prix. Un monopole est centré sur ses enjeux internes, pas sur ses clients. Il n’a aucune incitation à baisser ses coûts ni à se réformer. Alors que nous avons un enjeu très important d’investissement afin de décarboner les mobilités, c’est par la concurrence qu’en Île-de-France et en régions nous dégagerons les marges financières nécessaires.

Le transport public dispose de trois piliers pour financer ses investissements et ses coûts d’exploitation : les impôts sur les entreprises, les impôts sur les ménages, la vente des titres aux usagers.

L’option de l’augmentation des impôts des entreprises est celle des années 1970 : pour préserver le pouvoir d’achat après le premier choc pétrolier, nous avons taxé nos entreprises, avec les conséquences sur notre industrie et l’emploi dans les villes moyennes. Alors que nous sommes engagés dans une politique volontariste de (re)localisation de l’industrie en France, après une perte de 2,2 millions d’emplois industriels depuis 1990, c’est clairement un scénario de baisse des taxes sur les entreprises qui est mis en oeuvre très progressivement depuis 10 ans, la France étant encore le second pays de l’UE en niveau d’impôts de production. Le Versement Mobilité permet de faire participer les entreprises à la mobilité de leurs salariés, ce qui est sain. Par contre, son assiette pénalise le coût du travail et sa géographie sert aujourd’hui essentiellement à financer les transports en commun des villes centres et non des périphéries, pourtant 3 fois plus peuplées.

1. La participation des collectivités locales est calculée en net c’est-à-dire en retirant la participation des usagers et des entreprises, sans compter les montants dédiés aux investissements dans des projets de lignes de TCU, mais en intégrant pour le TER les couts d’accès à l’infrastructure (péages ferroviaires et redevances d’accès).

Retrouvez la suite de l’article dans le nouveau numéro TTE 2023.

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