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Gérard Hernja
Docteur en Sciences de l'éducation

Anne Bellamy : Faut-il adopter une nouvelle approche de la mobilité pour faire changer les habitudes de déplacement ?

Gérard Hernja : Il faut comprendre que le mot mobilité est un mot valise. Dans le prolongement de la Loi d’Orientation des Mobilités, elle est aujourd’hui essentiellement déclinée en référence aux déplacements et aux transports. Cette mobilité-là est en lien et en filiation avec ce que l’on appelle la civilisation de l’automobile, une civilisation qui a imprégné les personnes, changé les villes et les territoires, construit un autre rapport à l’espace et au temps. Pour paraphraser Bernard Charbonneau (1967), je dirais qu’on a longtemps cru fabriquer des automobiles alors qu’on fabriquait une société sinon une civilisation.

Il faut d’ailleurs comprendre que la mobilité que l’on considère dans ce lieu, avec vous et à ce moment de notre histoire est avant tout une construction sociale. Lorsque Georges Pompidou, président de la République, affirmait en 1969 que la voiture individuelle allait délivrer les français des transports en commun, il participait pleinement à la construction des représentations sociales actuelles de la mobilité, une construction des représentations que la mise en œuvre d’un vaste projet de construction d’autoroutes renforçait à l’époque, avec le renforcement de l’industrie automobile française et avec la publicité, sinon une forme de propagande, en soutien d’un projet de société.

Pour s’imposer, autant dans les esprits que sur les routes, et cela a malgré tout pris du temps, cette civilisation de l’automobile a su construire un récit positif autour de la « bagnole », et vous verrez que le récit est central lorsque l’on veut changer les comportements en profondeur.

C’est donc cette mobilité-là, construite tout au long du 20ème siècle qui a dicté une norme imposant, pour être intégré à la société du mouvement, de se déplacer « toujours plus, vite, plus loin, plus souvent et plus seul ». C’est aussi cette mobilité-là qui a déconstruit l’image de mobilités moins lointaines, moins fréquentes et davantage partagées mais aussi de mobilités davantage attachées aux questions de qualité de vie que de qualité de services.

Mais l’approche actuelle de la mobilité pose aujourd’hui des problèmes insolubles :

Le premier problème c’est que l’on sait aujourd’hui que cette mobilité, malgré les promesses des trente glorieuses, n’est pas et ne sera pas inclusive. Nombreux sont ceux qui n’y accèdent pas ou difficilement, malgré les discours et le focus mis sur l’inclusion. De fait, les difficultés de mobilités sont très largement inversement proportionnelles aux revenus des personnes, et lorsque les écarts de revenus et de modes de vie entre les plus précaires et les plus riches augmentent, la mobilité des précaires en est fortement impactée.

Le deuxième problème c’est que cette mobilité n’est pas équitable. Elle n’est pas équitable pour les individus, avec, je le répète, de nouvelles formes de pauvreté et d’immobilités qui explosent. Mais elle n’est pas non plus équitable pour les territoires : la ruralité vit la mobilité avec difficulté, certains quartiers dits populaires aussi.

Le troisième problème c’est que cette mobilité ne peut pas être véritablement durable, c’est-à-dire sans impacts négatifs sur les déplacements des générations futures. Bien sûr, on parle beaucoup de solutions techniques, de décarbonation… Mais sans nier leur intérêt, il y a un consensus scientifique sur le fait que cela ne suffira pas. Il faudra aussi changer plus profondément nos comportements et changer de paradigme, parce c’est de cela qu’il s’agit.

Le quatrième problème c’est que cette mobilité est mortifère, près de 1,3 millions de morts sur les routes du monde chaque année, et combien de morts du fait des pollutions induites ?

Alors, pour répondre à votre question, j’affirme qu’il faut une autre approche et un autre traitement des questions de mobilité pour espérer changer les habitudes de déplacement, pour favoriser l’inclusion, l’équité, limiter les risques liés à l’automobile et pour laisser une planète habitable.

Quelle serait alors cette nouvelle approche de la mobilité qui serait susceptible de mieux répondre à ces défis ?

Avec Vincent Kaufmann, dans un travail pour le laboratoire de la mobilité inclusive, nous avons proposé de réintégrer dans la mobilité une notion essentielle au début du 20ème siècle, à savoir l’aspiration à monter sur l’échelle sociale, à vivre mieux que les générations précédentes, à avoir une qualité de vie ressentie satisfaisante. C’est d’ailleurs l’aspiration à cette mobilité-là qui avait commencée à vider la ruralité, avec des parents qui incitaient lors enfants à en sortir pour ne pas vivre « derrière le cul des vaches », dans une existence dure et précaire. C’est aussi cette aspiration-là, avec des discours sur l’autonomie, la liberté qui a construit le récit positif autour de la « bagnole », une voiture qui était à l’origine un moyen et qui est progressivement devenu, au moins pour certains, un but.

Dans notre ouvrage sur l’éducation à la mobilité, nous proposons donc cette définition : « La mobilité est une transformation de soi et du monde qui se concrétise habituellement par des déplacements (Hernja, Kaufmann, 2022) ».

Vous remarquerez que dans cette définition, ce sont les transformations et le récit positif de leurs effets sur les personnes mais aussi sur l’environnement qui précèdent les transports et les déplacements. Cette définition laisse également la porte ouverte à d’autres formes de mobilités, détachées des déplacements, de la vitesse et de la fréquence auxquels ils doivent se plier. Pour donner corps à cette définition il importe cependant de sortir du cadre de référence qui emprisonne la mobilité dans le carcan des déplacements et des transports. 

Sortir du cadre de la Loi d’orientation des mobilités (LOM)

Le cadre dont je parle et les modèles d’action qu’il porte sont aujourd’hui définis à partir de la LOM. Ils ne permettent pas d’envisager des formes de mobilité véritablement différentes ainsi que des transformations répondant aux enjeux d’un 21ème siècle de tous les dangers et qui reste encore pour un temps, mais un temps seulement encore celui de tous les espoirs.

La première critique est qu’à mes yeux le modèle issu de la LOM a été construit autour d’une idée de la mobilité assujettie aux déplacements et aux transports. Un modèle qui est celui de la civilisation de l’automobile, avec les déplacements et les transports comme références. Un modèle de l’ancien récit du monde et un modèle qu’il faut savoir dépasser.

La seconde critique est que la Loi d’Orientation des Mobilités date d’à peine plus de cinq ans, mais combien de bouleversements depuis : crise des gilets jaunes, crise sanitaire, revendications paysannes, résultats des élections européennes, accentuation du réchauffement climatique, crise du travail et des recrutements, particulièrement dans les métiers de la mobilité, incertitudes politiques… Des crises majeures pour une loi Mobilités qui reste la même, qui n’est bien pas responsable de tout, mais qui n’est pas sans poids sur la manière de vivre les territoires.

La troisième critique part d’un constat positif. Lors des assises de la mobilité qui a précédé la LOM, les représentant de la solidarité et de l’inclusion ont bien été invités aux débats. Ils ont même été écoutés, mais à aucun moment leurs demandes concernant les moyens à consacrer à la question n’ont été entendues. Le récit de l’inclusion sous-jacent à la LOM aura sans doute été un récit mensonger, c’est du moins le constat qu’il est nécessaire de faire aujourd’hui et une revendication qu’il faut relayer.

La quatrième critique est que la LOM n’envisage la mobilité durable essentiellement sur le versant de la décarbonation, de la réponse technique et des sciences de l’ingénieur et n’aborde pas le thème de ce que nous pourrions appeler la « démobilité », avec une décroissance progressive, au moins des déplacements et des transports.

En résumé, la LOM ne sort pas du cadre et ne favorise pas les changements de fond. Elle est un loi qui renforce le cadre dominant, à un moment où des problèmes majeurs, notamment parce qu’il s’agit de concilier mobilité, équité et durabilité ne peuvent se régler qu’en sortant du cadre.

Mais même en sortant du cadre, changer ne va pas de soi. N’y-a-t-il pas toujours des résistances au changement ?

La résistance au changement est naturelle. Elle est constitutive du changement lui-même. Le changement fait très souvent peur, parce qu’il implique de sortir de quelque chose et parce qu’il est toujours la perte de quelque chose. Même lorsque ce qui résultera de la perte se promet positif, le « petit quelque chose en moins » vécu par l’individu est un frein au changement.

Pour rendre les choses plus difficiles encore, les changements qui nous sont aujourd’hui demandés ne font pas rêver. Le récit du changement qui est fait ou que nous devinons entre les lignes est ainsi vécu par beaucoup comme l’abandon d’une part de notre autonomie, de notre liberté d’action, de nos droit à la mobilité, de nos rêves de voitures parfois. Dans ce domaine, le récit positif du changement et le projet de société qui nous embarquerait collectivement reste donc très largement à construire.

Il faut également comprendre que les changements, surtout lorsque l’on parle de changements de comportements, ne sont d’autre part pas simplement observables. Il y a souvent des décalages entre ce qui est observable et la réalité des changements de comportements. Il est possible de changer sans que cela ne se voit, et à contrario de ne pas avoir changé alors même que nous ne faisons plus les mêmes choses, les mêmes gestes, les mêmes déplacements.

Deux exemples :

Mon rapport à la voiture est aujourd’hui fondamentalement différent du rapport à la voiture que j’avais à 20 ans. Mais lorsque j’observe mon quotidien, au cœur d’un territoire rural qui a perdu tous ses services, je constate que je n’ai peut-être jamais autant utilisé ma voiture, à contrecœur certes mais cela n’en a pas moins d’effet sur mon empreinte carbone.

De la même manière, si vous interdisez très largement la voiture en ville, vous n’en verrez quasiment plus, mais les personnes auront-elles changées ? Seront-elles devenues de manière définitive plus soucieuse de l’environnement ?

La résistance au changement peut donc venir de soi, et là il faut travailler sur soi pour construire d’autres représentations et d’autres pratiques. La résistance au changement peut également venir de l’environnement, un environnement qui limite nos choix, et là il faut repenser l’aménagement du territoire pour permettre d’autres choix. La réalité c’est qu’il faut savoir articuler ces deux aspects pour préparer et concrétiser les changements de fond

Puisqu’il est aussi question de collectivités territoriales, comment peuvent-elles agir pour convaincre de faire évoluer les comportements de mobilité ?

L’échelon de la collectivité territoriale est intéressant dans la mesure où il est plus proche des citoyens. Il est aussi plus exigeant, parce qu’il est à « portée de baffe », surtout quand cela ne fonctionne pas.

En premier lieu, cela ne fonctionnera pas si la collectivité, au-delà d’avoir reçue la compétence mobilité, ne s’y est pas préparée avec application et ne l’a pas construite. Parce que la compétence mobilité ne se donne pas, et pour celui qui n’y est pas préparé, qui ne l’a pas travaillée, l’acceptation de cette compétence est parfois un fardeau et souvent un cadeau empoisonné. 

En second lieu, cela ne fonctionnera pas non plus si la méthode adoptée pour « manager » la mobilité est guidée par une offre et par des solutions qui viennent d’en haut ou au moins de l’extérieur. Et cela reste trop souvent le cas. Parce qu’il y a un marché de la solution foisonnant, mais sans étude de marché concernant les besoins et surtout les désirs des habitants des territoires.

Pour que cela réussisse, il faut donc que les collectivités sachent inventer des solutions avec les habitants, qu’elles investissent dans des méthodes collaboratives. Il leur faut également prévoir des moyens financier et des moyens humains. Pas seulement des ingénieurs mais aussi des pédagogues, c’est-à-dire des personnes qui accompagnent le mouvement sur la durée. Accompagner c’est d’ailleurs la définition de base de la pédagogie. Si 10% des sommes allouées à un projet de mobilité concernaient le volet « accompagnement », le problème se poserait sans doute différemment, avec l’espoir d’avoir un peu plus de temps sur le terrain.

Pour résumer, je dirai que pour une collectivité territoriale, l’organisation de la mobilité dépasse donc de beaucoup l’organisation des déplacements et des transports. Au moment où elles apprennent en faisant, ce qui n’est pas forcément une mauvaise méthode, mais quand même, elles y laissent néanmoins beaucoup d’énergie et suscitent parfois des insatisfactions fortes sur le terrain.

Quel dispositif ou quelle méthode est alors efficace pour accompagner les changements que vous mettez en avant ?

La seule méthode possible à mes yeux, c’est l’éducation. L’éducation entendue comme un accompagnement pour apprendre et changer, parce que c’est la définition même de l’éducation. L’éducation pour sortir du cadre et changer de paradigme de manière apaisée, pour aider à comprendre un monde en mutation, pour prendre conscience des enjeux majeurs du moment, pour sortir de l’omniprésence des solutions toutes faites face à des problèmes mal identifiés…

Alors quelles étapes dans cette méthode ? Parce que l’éducation demande de la méthode et de la rigueur pour être pertinente. Je parlerai ici du territoire, mais nous pourrions monter d’un cran et impliquer, par rapport notamment à l’absence de récit et de projet, l’échelon national et sans doute politique.

Il est donc indispensable pour un territoire de :

  1. Définir le projet et ses finalités, avec un projet clair pour le territoire, un projet qui rencontre l’adhésion des habitants ou qui oblige à travailler pour qu’il y ait adhésion. La cohérence entre le projet du territoire et celui des habitants est essentielle, autant d’ailleurs qu’une forme de cohérence par rapport au projet du pays et au récit qui en est fait.
  2. Construire un ou des référentiels qui permettent de proposer des actions pour le territoire, des référentiels qui donnent de la cohérence aux actions. La construction de ces référentiels mérite de se faire avec les acteurs des territoires concernés.
  3. Définir des objectifs opérationnels à partir de ce référentiel. Imaginer les solutions et/ou construire des solutions, les outils, les dispositifs d’accompagnement.
  4. Former pour que les personnes soient capables d’utiliser les services de mobilité les plus pertinents. Former c’est ici apprendre quelque chose, mais apprendre quelque chose ne suffit pas à changer les représentations.
  5. Accompagner, donner du sens à la mobilité, permettre aux personnes de faire des choix, parfois d’autres choix et être autonome, parce que l’autonomie ce n’est pas simplement reproduire la norme, c’est aussi avoir le droit de s’en extraire, dès lors que cela ne se fait pas aux dépends des autres. Et pour accompagner il faut des données, du services, des nudges…, mais il faut surtout de l’humain.
  6. Se rappeler que ce ne sont pas seulement les usagers qui doivent bénéficier de cette forme d’éducation, mais également les opérateurs, les politiques, les chefs d’entreprise, les agents de l’Etat et des territoires.
  7. Evaluer certes, mais une évaluation qui prend en compte les effets à long terme et ne se limite pas à de la mesure d’impact dont l’immédiateté ne permet pas de juger de la pertinence des actions.

En conclusion je dirais que l’outil du changement des comportements de mobilité est donc clairement l’éducation, une éducation qui est la solution de toutes les solutions. Parce que, au-delà de changer les comportements individuels il s’agit de transformer la société. Et pour cela l’éducation devrait aujourd’hui devenir une cause nationale. Parce que « pour un futur désirable, l’éducation est une arme de construction massive ».

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