Il est courant d’entendre que la moitié des déplacements en voiture au quotidien sont inférieurs à 3 km, ce qui sous-entend que nous aurions un comportement irrationnel et d’addiction à la voiture. Cette affirmation repose sur des données issues des enquêtes ménages déplacements, qui définissent un déplacement selon son motif. Or nous organisons nos déplacements dans des chaines conjuguant différents motifs, afin d’optimiser le temps passé en déplacements. Ainsi comme le schéma ci-après le montre, pour une boucle de déplacements classique d’un ménage avec enfants que certes 50% des déplacements sont inférieurs à 3 km mais qu’ils se situent tous dans une chaine intégrée1. Isoler les déplacements de leur chaine n’a pas de sens, mais sert à confirmer une croyance ancrée dont témoigne ces affirmations : les autres feraient des choses aberrantes. C’est un biais cognitif bien connu recensé par les deux psychologues Daniel Kahneman et Atmos Tversky dans leur livre sur les deux systèmes de la pensée qui leur a valu le prix Nobel d’économie.
Or à l’heure du report modal qui vise à faire baisser les émissions de la voiture et limiter les congestions en ville, il est nécessaire de sortir des sophismes. Les lignes qui suivent présentent une analyse inédite des boucles de déplacements réalisés en voiture à partir des données de l’enquête mobilité des personnes de 2019 et de données de l’enquête ménages déplacements (EMC2) sur Lyon, en bousculant quelques idées reçues.
84% des kilomètres en voiture sont le fait de boucles de déplacements de plus de 10 km.
La comparaison par classes de distances entre déplacements et boucles de déplacements tant en nombre qu’en kilomètre permet de mettre en évidence le biais précédemment énoncé. Les boucles de déplacements en voiture ne pèsent que 6% des kilomètres parcourus. Ce sont les boucles de déplacements longs du quotidien qui concentrent l’immense majorité des kilomètres réalisés en voiture : 84% des km parcourus en voiture sont le fait de boucles de plus de 20 km, 94% de plus de 10 km. Les données des EMC2 de Lyon confirme cette donnée nationale : 4% des habitants de Lyon Villeurbanne réalisent des boucles de déplacements en voiture de moins de 5 km, 9% de moins de 10 km. Rappelons que 20% de la population a plus de 65 ans, et que des professions ont besoin de voitures pour des déplacements courts nombreux (infirmiers), ou avec des choses lourdes à transporter (artisans, …).

Sur le plan de la répartition de la population par classe de distance des boucles, plus de 8 millions de personnes parcourent entre 50 et 100 km par jour, soit 14% de la population de plus de 6 ans, 22 millions plus de 20 km/jour, soit 37% de la population de plus de 6 ans et 33 millions plus de 10 km, soit 54% de la population.
On retrouve ici les analyses de la géographie des flux et de la répartition des résidences et des aménités urbaines : 93% de la population française est polarisée sur les villes, mais 50% seulement y réside, le périurbain et son émiettement résidentiel très fort, miroir de l’émiettement communal français, expliquant l’importance des déplacements longs du quotidien (supérieur à 10 km)2.
Cela pose de sérieuses questions sur la pertinence des actions de report modal par le seul vélo et l’on peut affirmer que compte tenu des classes de distances, le vélo seul aura peu d’impact sur l’usage de la voiture. C’est manifestement en conjugaison avec les transports publics qu’il faut orienter les politiques publiques avec des parcs relais sécurisés et des pistes cyclables pour y parvenir conjuguant ainsi le meilleur des deux mondes : des transports publics pour les distances longues du quotidien et le vélo pour les distances courtes pour les premiers et derniers kilomètres. Ainsi en considérant une accessibilité à 15 mn autour des pôles de transport public, le vélo avec des parcs relais permet de multiplier par 16 la population à 15 mn par rapport à la seule marche à pied. C’est ce que fait Bâle, aire urbaine de 400 000 habitants avec un parc relais vélos de 3300 places. Lyon, aire urbaine six fois plus grande avec 2 400 000 habitants, prévoie d’ouvrir un parc relais de 1500 places, plus de deux fois moins important, dans la gare part dieu, l’une des plus fréquentées de France. La culture de l’intermodalité reste encore très faible chez nous.
Des écarts de 1 à plus de 20 des distances parcourues selon le lieu de résidence
Sur le plan des distances moyennes parcourues par personne mobile par jour, on observe des différences très importantes, de plus de 1 à 3 en moyenne mais si l’on considère les premiers et derniers quartiles, l’écart est de 1 à 22 ! Ce sont les habitants du périurbain d’Ile de France qui font le plus de kilomètre.
Quand on analyse non pas les seuls lieux de résidences mais les parcours au sein et entre les aires d’attractions des villes, c’est-à-dire l’aire d’influence économique des villes, les différences entre les distances moyennes parcourues sont là aussi très fortes, de 1 à 15. Les liens entre les pôles urbains (rassemblant la ville centre et les banlieues) et les zones périurbaines sont ceux où les distances parcourues par jour sont très importantes, et d’autant plus grandes que la taille de l’aire urbaine est grande : de 21 km pour les aires de taille inférieure à 50 000 résidents, à 61 km en Ile de France. C’est dans les parcours entre aires d’attraction des villes, et ceux qualifiés de mixtes, c’est-à-dire ne relevant pas des catégories précédentes (par exemple des boucles conjuguant des déplacements au sein et entre aires urbaines, des boucles couvrant une zone hors attraction des villes, …etc) que l’on trouve les distances les plus élevées.
La part kilométrique de la voiture en dehors des pôles urbains est écrasante, de l’ordre de 85 voire 90%. L’Ile de France enregistre une performance remarquable avec une part kilométrique de la voiture de 56% dans les liens pôle urbain – périurbain et de moins de 50% au sein du pôle urbain, performance liée à son système de transport public, l’un des plus dense au monde. On retrouve ainsi sur l’aire urbaine de Lyon avec les données de l’EMC2 la répartition des kilomètres réalisés en voiture qui dessine la priorité de l’action publique en termes de report modal : les liens entre la ville centre, la banlieue et le périurbain qui pèsent 22 fois plus que les kilomètres internes à la ville centre.

Connaissance de la demande, intermodalité, gouvernance : les clés du report modal
De ces analyses on peut tirer 4 enseignements en matière de report modal et de gouvernance territoriale
Identifier les poches de report modal nécessite d’analyser les boucles de déplacements en voiture sur chaque territoire et donc de déployer des moyens de connaissance de la demande. Les analyses en déplacements ne sont pas pertinentes pour rendre compte de la réalité des comportements. Du fait de la géographie des activités et des résidences 33 millions de personnes parcourent plus de 10 km par jour, avec une prédominance des liens entre les pôles urbains et les zones périurbaines, d’autant plus que la taille de l’aire urbaine est grande, avec une part écrasante de la voiture. Des analyses locales doivent préciser la géographie et temporalité de ces masses de déplacements en voiture.
C’est assurément dans les liens périurbains- banlieues- villes centre qu’il faut concentrer l’effort de transport public, objet des SERM, et entre les aires urbaines quand une massification est possible, c’est-à-dire quand la destination est une ville centre avec des transports publics qui permettent de gérer les derniers kilomètres des trajets. Ces politiques de report modal doivent conjuguer offre de transport public performante, donc rapide et fiable, et contraintes sur l’espace et/ou les couts pour l’usage de la voiture pour accéder aux grandes zones urbaines soumises à congestion, à l’instar de ce qui a fonctionné en villes centres depuis 1985 avec le déploiement des tramways.
Il faut au-delà sortir de la pensée monomodale, puisque compte tenu de la géographie des déplacements, c’est l’intermodalité qu’il faut renforcer. Il faudra augmenter d’un facteur multiplicatif l’offre de parc relais. Les politiques actuelles du vélo doivent être repensées dans cette optique.
Nous devons progresser vers un gouvernement des aires urbaines à l’instar des trop rares pionniers (Reims, Le Havre, Cherbourg notamment) qui ont fusionné la communauté d’agglomération avec les communautés de communes environnantes. Au-delà de ces rares exceptions les périmètres géographiques ne correspondent pas à l’espace de vie des résidents : là où j’habite et là où je travaille. Il en découle une incohérence géographique et fonctionnelle des politiques publiques. La gouvernance locale actuelle, structurée autour des communes, est un frein considérable pour articuler les politiques de logement, d’aménagement et de mobilité. Elle génère lourdeur des processus de décision et des surcouts considérables. C’est pourtant essentiel si l’on veut urbaniser autour des pôles de transports publics, offrir aux habitants des parcours résidentiels adaptés (les familles ne peuvent se loger en ville centre) et favoriser le vivre ensemble3.
Jean Coldefy et Maël Bordas