Pour l’heure, dans l’Hexagone, seuls deux opérateurs, Trenitalia et la Renfe, font rouler leurs trains sur le réseau en accès libre de la grande vitesse. Mais d’autres rivaux, de tailles inégales et aux stratégies parfois disruptives, fourbissent leurs armes. La SNCF y fait face en renforçant son offre low cost et en allant chercher elle aussi d’autres marchés chez nos voisins.
« On dit que nous faisons bouger les lignes. En tout cas, nous en ajoutons. » En ce printemps, des affiches ont fleuri un peu partout dans le métro parisien, avec un slogan en forme de clin d’œil, pour annoncer l’ouverture d’une nouvelle desserte par Trenitalia et son train à grande vitesse répondant au joli nom de Frecciarossa, « la flèche rouge ». Suivez la flèche, et vous pourrez, dès le 15 juin, au départ de Paris, prendre la direction de Marseille. La compagnie nationale italienne prévoit quatre allers et retours par jour. Avec des arrêts à Lyon-Pardieu, Avignon-TGV et Aix-en-Provence-TGV. Un trajet complet en 3h20 environ, un temps de parcours semblable à celui des TGV de la SNCF, jusqu’ici en situation de monopole entre la capitale des Gaules et la cité phocéenne.
En avril, Trenitalia a aussi fait part de son intention de partir à la conquête de l’Angleterre, avec des allers-retours Paris-Londres à partir de 2029. Cet opérateur avait été, en 2021, le premier acteur à défier la SNCF dans l’Hexagone, en s’implantant sur l’axe Paris-Milan. Un axe stratégique : la compagnie peut ainsi effectuer ses opérations de maintenance dans la capitale lombarde, tout en exploitant le juteux tronçon Paris-Lyon, sur lequel il a depuis, dit-il, vendu chaque année 40% de billets en plus. Malgré l’effondrement d’un tunnel en vallée de Maurienne, événement qui mis entre parenthèse le trafic transalpin pendant 19 mois, jusqu’au 31 mars dernier, Trenitalia assurait en janvier dernier avoir déjà séduit près de trois millions de passagers – des passagers qui sont venus en sus de ceux de la SNCF, qui n’a pas perdu de trafic.
« Nous misons sur une offre de prix extrêmement simple, vantait alors Fabrice Toledano, le directeur chargé du marketing, du commercial et de la communication chez Trenitalia France. Tous nos billets sont échangeables et remboursables. Nous offrons deux espaces distincts, silenzio ou allegro, du wifi illimité avec des contenus gratuits et proposons une restauration à la place ou en vente ambulante, composée de produits essentiellement italiens. » Trenitalia mise aussi sur sa « classe exécutive », avec des fauteuils qui peuvent pivoter à 180° ou encore des salles de réunion avec écran partagé.
La Renfe convoite elle aussi la liaison Paris-Lyon. La compagnie nationale ibérique a récemment repoussé à 2029 le lancement de cette destination, initialement attendu pour 2023, puis pour les JO. Le ministre espagnol des transports Óscar Puente a commenté ce report en invoquant les « impulsions protectionnistes » de l’Etat français – lequel dément toute ingérence. « Ce nouveau décalage dans le temps est surtout à mettre sur le compte d’incidents techniques à répétition qui retardent l’homologation des trains », estime Arnaud Aymé, directeur France du cabinet Sia Partners. En attendant, la Renfe doit se contenter d’opérer deux lignes, Lyon-Barcelone et Marseille-Madrid.
Pour l’heure, donc, la concurrence sur la grande vitesse demeure très limitée. Mais elle devrait s’étoffer dans les prochaines années. Les nouveaux entrants disposent aujourd’hui de 7 rames (contre 360 pour la SNCF). Un chiffre qui devrait être, calcule la compagnie française, multiplié par dix d’ici à 2030.
De fait, d’acteurs fourbissent leurs armes. A commencer par Proxima, fondée par Rachel Picard, ex-directrice générale de Voyages SNCF. C’est le projet le plus avancé, puisque cette société a levé 1 milliard d’euros, dont 850 millions serviront à acheter à Alstom douze trains de la gamme Avelia Horizon, fabriqués sur la même plateforme que le TGV M, rebaptisé inOui 2025.
Proxima entend s’attaquer frontalement à la SNCF sur les axes Paris-Rennes-Nantes, Paris-Bordeaux, Paris-Angers. « Le grand potentiel d’attractivité démographique, le dynamisme économique et l’attrait touristique de ces villes ont créé une demande particulièrement forte de mobilité ces dernières années sur ces villes de la façade Atlantique », justifie la compagnie, qui entend commercialiser 10 millions de places par an. Proxima dit vouloir « réinventer l’expérience de la grande vitesse » en s’adaptant aux nouveaux comportements : « fin de la frontière affaires / loisirs, besoins de connectivité et de contenu à bord, recherche d’intimité ou de lieux de partage ».
Un autre acteur s’intéresse au grand Ouest, Le Train, société créée en Charente et qui ambitionne d’ouvrir des lignes au départ de Bordeaux, à destination par exemple de Nantes ou Rennes, avec desserte de gares intermédiaires et surtout sans passer par Paris.
Autre concurrent, Kevin Speed, qui devrait nommer son service Ilito, adopte une tout autre stratégie qu’on pourrait résumer d’une expression : « le TGV du quotidien ». Il s’agira de « relier à haute fréquence métropoles et villes moyennes », expliquait début 2024 le patron de la start-up Laurent Fourtune, ex-directeur du développement à la RATP et ancien directeur opérationnel de Getlink, avant d’annoncer la signature d’un accord-cadre avec le gestionnaire d’infrastructure SNCF Réseau. Le document prévoit l’octroi de sillons pour une période dix ans afin de lancer dès 2028 trois premières liaisons, avec jusqu’à 16 passages quotidiens dans chaque sens : Paris-Lyon-Part-Dieu, via Montchanin TGV, Le Creusot-Montceau et Mâcon-Loché ; Paris Gare de l’Est-Strasbourg, via Champagne-Ardenne TGV, Meuse TGV et Lorraine TGV ; Paris-Gare du Nord-Lille Flandres, via TGV Haute-Picardie.
Kevin Speed mise sur de tout petits prix (5 € sur Paris-Lille, 10 à 12 € sur Paris-Lyon, etc.) et une grande praticité d’usage. Les abonnés ne seront pas tenus de réserver. Et ils ne seront débités qu’a posteriori, suivant le nombre de voyages effectués. Cet acteur s’intéresse notamment aux déplacements pendulaires, en s’adressant par exemple à des travailleurs qui n’ont pas les moyens de s’offrir un abonnement SNCF. « Cet opérateur s’attaque à un marché latent et espère remplir ses trains notamment avec des personnes qui travaillent la nuit ou avec des horaires décalés, analyse Arnaud Aymé, chez Sia Partners. Son offre pourrait aussi, avec le temps, inciter des salariés de région parisienne à aller s’installer dans des petites villes, plus loin de Paris, tout en continuant à travailler dans la capitale. »
Si tous ces acteurs parviennent à s’implanter sur le marché de la grande vitesse, la concurrence n’en demeurera pas moins limitée. « Car, relève Arnaud Aymé, tous devront faire face à des tarifs de péage élevés, plus élevés que nombre de nos voisins, et ce, même s’il existe chez nous des réductions pour les nouveaux entrants. De plus, le ticket d’entrée est coûteux : car sur ce segment en open access, qui ne bénéficie pas de financement public, c’est aux opérateurs d’investir dans le matériel roulant. » Et encore, il faut souvent compter avec des retards de livraison, comme se désole la SNCF. « En réalité, reprend cet expert des transports, le marché est beaucoup plus ouvert sur les TER, avec un service et du matériel3 financé par les régions. »
Sur la grande vitesse, la concurrence – imposée par la réglementation européenne – se bornera logiquement aux dessertes rentables. A ce jour, seul un tiers des lignes TGV le sont. Mais la SNCF s’attend à être challengée, en 2030, sur 95% d’entre elles et elle s’y prépare en accroissant notamment son offre low cost Ouigo.
De même, jusqu’ici, la compagnie historique avait mis en place un système de péréquation nationale par lequel les bénéfices réalisés sur les lignes rapportant le plus couvraient les pertes subies sur le tiers de lignes déficitaires (le troisième tiers étant à l’équilibre). Désormais, ce seront les lignes internationales qui viendront de plus en plus compenser les pertes sur certaines lignes hexagonales. La SNCF va de fait grapiller des parts de marchés sur des lignes transfrontalières (Eurostar, Lyria et TGV à destination de l’Allemagne) et, de plus en plus, sur des liaisons intérieures dans des pays limitrophes.
Avec ses Ouigo, la SNCF s’est implantée avec succès en Espagne, où elle a capté entre 16 et 25% des parts de marché et où elle a récemment lancé de nouvelles dessertes de Madrid vers Cordoue, Séville et Malaga. Elle met aussi le cap sur l’Italie, où elle prévoit de lancer neuf allers-retours par jour entre Turin, Milan, Rome et Naples et quatre allers-retours entre Turin et Venise. L’ambition est de totaliser d’ici à 10 ans 15 % de la grande vitesse de l’autre côté des Alpes. « L’international représente 22 % du trafic de nos TGV, et un tiers du chiffre d’affaires et du résultat de la grande vitesse. L’objectif est de doubler ce chiffre d’affaires Europe en 2030, pour atteindre 30 % de ce même trafic », annonçait Alain Krakovitch, directeur de l’activité TGV-Intercités, lors d’un séminaire avec la presse en début d’année.
Et le consommateur, dans tout ça ? Est-il gagnant ? « Pour l’heure, les nouveaux entrants n’ont pas déclenché de véritable guerre des prix, constate Arnaud Aymé. Sur Paris-Lyon, par exemple, la grille tarifaire de Trenitalia est assez semblable à celle de la SNCF. Le premier prix, en Ouigo, est à 16 €, contre 23 € chez le concurrent italien. » Et Trenitalia prévoit un prix d’appel à 27 € sur le Paris-Marseille, tandis qu’on trouve aussi des billets à 16 € sur cette destination avec Ouigo. « Cela étant, la SNCF comme Trenitalia pratiquent le yield management, qui consiste à faire varier les prix des billets en temps réel, en fonction du taux de remplissage. Et parce qu’il y a plus de places au total, on a plus de chance de bénéficier de petits prix. » Selon une étude présentée par Trainline (à partir des achats effectués sur son site), les tarifs, sur Paris-Lyon, étaient en 2023 inférieurs de 43% par rapport à ceux de 2019.
Pierre Sugiton