« Pour réussir à décarboner, nous devons faire preuve de pragmatisme »
Ancien ministre de l’Environnement et ancien ambassadeur chargé des négociations internationales sur le Climat pour la France, Brice Lalonde préside aujourd’hui l’association Equilibre des Energies (EdEN), qui fédère les acteurs du monde de l’Energie, du Bâtiment et de la Mobilité autour d’un projet commun : construire une société énergétique meilleure, nécessaire à la décarbonation efficace de l’économie. Il prône une approche pragmatique des questions énergétiques, et une action à l’échelle européenne.
Propos recueillis par Sandrine Garnier
Mobily-Cités : Indépendance énergétique, souveraineté industrielle, acceptabilité économique et sociale… le Livre blanc publié par Equilibre des Energies rappelle que la réduction des émissions de CO2 ne doit pas conduire à sacrifier le reste. Ce pragmatisme vous semble-t-il partagé ?
Brice Lalonde : La protection de l’environnement et la lutte contre le réchauffement climatique n’impliquent pas de renoncer à la prospérité. En matière de transition écologique, ce sont les entreprises qui sont confrontées au quotidien avec la nécessité de réduire la consommation d’énergie, de maîtriser les rejets polluants, ou de revoir leurs circuits d’approvisionnement… les professionnels et leurs équipes savent comment conduire les projets, respecter leurs budgets, et ils ont l’habitude d’effectuer un reporting à destination de leurs actionnaires. Je me suis rendu compte, à l’époque où j’ai été en poste aux Nations Unies, que l’on n’arriverait à rien sans les milieux économiques. Pour réussir à décarboner nos sociétés, nous devons faire preuve de pragmatisme et travailler aux côtés des responsables économiques, tout en adoptant le point de vue le plus neutre possible en matière technologique.
L’approche européenne a-t-elle également évolué ?
La Commission européenne semblait s’être rangée sur la ligne allemande, qui accorde une priorité absolue aux énergies renouvelables, sans tenir compte de l’importance de conserver une production électrique pilotable, comme le nucléaire. La France, quant à elle, est sur la position inverse. Les déclarations d’Ursula von der Leyen, en septembre dernier, confirment une évolution sur le nucléaire déjà manifestée quelques mois plus tôt, avec son maintien dans la taxonomie verte. La présidente de la Commission a dû rappeler que le choix du mix énergétique était du ressort de chaque Etat. Les divergences subsistent bien sûr d’un pays à l’autre, mais nous devons trouver des voies communes pour aller vers la neutralité carbone, sans quoi nous risquons de ne pas pouvoir atteindre les objectifs.
Est-il encore possible d’atteindre les objectifs du « Fit for 55 » ?
Pour parvenir à l’objectif de réduction de 55% des émissions d’ici à 2030, qui est une étape vers la neutralité carbone visée pour 2050, l’Union européenne s’est focalisée jusqu’à maintenant sur les économies d’énergie et le développement des renouvelables. Or, cela ne sera pas suffisant. Pour réussir, il faudra s’engager dans l’électrification et la décarbonation de l’ensemble du système énergétique. Sans cela, l’Europe risque d’échouer parce qu’elle se sera fixé des caps inatteignables. C’est la raison pour laquelle nous demandons la révision de l’article 194 du Traité de Lisbonne afin d’inclure la protection du climat, c’est-à-dire la réduction des émissions nuisibles, comme un objectif de la politique de l’énergie. De plus, il nous paraît important de nous adapter au réchauffement climatique, en ajoutant un objectif « Fit for 4 °C » au « Fit for 55 ».
En France aussi, les objectifs fixés ne sont-ils pas trop ambitieux, comme l’illustre le cas des zones à faible émission ? Les pouvoirs publics sont ensuite obligés de modifier les échéances ou d’assouplir les contraintes, ce qui envoie un message flou à l’opinion.
Il faut se méfier des mesures trop radicales, qui sont en fait inapplicables. L’origine du blocage est sans doute liée à la méthode de décision. La convention citoyenne pour le climat a permis d’ouvrir le débat et de rendre les choses perceptibles, mais elle a donné naissance à trois monstres qu’il faut apprivoiser : les ZFE, le DPE et le ZAN… Pour avancer, il faut combiner le travail sur les comportements et les solutions technologiques, et ne pas chercher à aller trop vite.
Mais l’électrification du parc automobile ne risque-t-elle pas d’affaiblir les industriels européens, malgré les clauses miroirs censées les protéger de la concurrence asiatique ?
L’industrie automobile a commencé par le haut de gamme, pour restaurer ses marges après la crise sanitaire. Mais l’Europe est sur la bonne voie dans l’électrification du véhicule léger, elle doit poursuivre en complétant le maillage des bornes de charge et en modernisant les réseaux avec les bornes pilotables et les smart-grids. Quant à l’aérien, on ne s’en sortira pas en interdisant l’avion. L’Europe doit favoriser l’innovation, les carburants de synthèse et les mécanismes de capture du carbone.
La société apparaît de plus en plus fragmentée autour des questions environnementales… Qu’en pensez-vous ?
La politique ne répond pas suffisamment à l’angoisse liée au changement climatique, mais la perception d’une inaction totale des pouvoirs publics et des milieux économiques est également erronée. Ce décalage explique en partie les actions militantes les plus spectaculaires, dans une société qui a de plus en plus de mal à intégrer la ténacité, l’industrie et le temps long nécessaires à l’application des décisions. Le danger est de voir apparaître un mouvement de la survie, en opposition totale à la mobilisation qu’il faut encourager
Dans ce contexte, la construction européenne est également remise en question. Comment la défendre ?
L’Europe occupe un rôle majeur car c’est à l’échelon européen que les décisions structurantes sont efficaces. Mais pour revaloriser la construction européenne aux yeux de l’opinion publique, nous avons besoin d’élus de bon niveau. Il faut arrêter d’envoyer n’importe qui à Bruxelles.