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Thibaud Philipps
Vice-président de la région Grand Est délégué aux Transports et à la Mobilité durable

« Il est important de disposer d’une contre-expertise par rapport à la SNCF »

Thibaud Philipps, vice-président de la région Grand Est délégué aux Transports et à la mobilité durable, explique comment la collectivité collabore avec les pays frontaliers pour faciliter les déplacements pendulaires. La Région a labellisé trois projets de SERM qui sont connectés avec l’Allemagne, la Suisse et le Luxembourg, un 4ème SERM est en projet autour de Reims. Parallèlement, la collectivité prépare la mise en concurrence des lignes de TER – exploitation et parfois gestion de l’infrastructure. Enfin, la région Grand Est s’apprête à reprendre la gestion de deux axes routiers majeurs du territoire dont l’entretien sera financé par une éco-contribution poids.

Mobily-Cités : Quels sont les principaux défis mobilité de la région Grand Est ?

Thibaud Philipps : Nous avons une frontière commune avec quatre pays – Belgique, Luxembourg, Allemagne, Suisse. C’est une caractéristique importante de notre région, car nous avons beaucoup de frontaliers qui travaillent dans ces quatre pays, et plus particulièrement au Luxembourg et en Suisse. Or, ce trafic pendulaire arrive aujourd’hui à saturation : nous avons donc la nécessité de développer une offre de transport adaptée. Autre singularité de notre région, sur les 150 EPCI de notre territoire de 5 millions d’habitants, 140 ont pris la compétence mobilité : pour autant, la collectivité a fait le choix de les accompagner et de les aider financièrement à mettre une œuvre un maillage stratégique de leur territoire. Nous avons la responsabilité de mettre en œuvre la stratégie régionale la plus cohérente possible malgré des territoires ayant leur propre histoire, et des modes de fonctionnement et des contraintes disparates.

 

Comment se matérialise ce soutien aux EPCI du territoire ?

Concrètement, nous appuyons l’essor d’une offre de TaD, de covoiturage ou encore de la pratique du vélo dans ces territoires : par exemple, nous avons voté, en juin 2024, une aide financière de 40 000 € maximum destinée à couvrir le déficit d’exploitation des services de TaD. Une bonification est prévue si cette offre est proposée à l’échelle des PETR [pôle d’équilibre territorial et rural]. La Région investit directement dans les zones blanches, et en particulier les territoires ruraux, afin de faire du rabattement vers les ERP, centres bourgs et les gares. Nous lançons également, fin 2024 ou début 2025, un dispositif d’accompagnement du covoiturage similaire à celui du modèle du TaD.

Notre plan vélo 2022-2028, doté de 125 M€, prévoit une enveloppe de 55 M€ dédiée à des aides à l’investissement à l’échelle des EPCI : nous ciblons tous les territoires – y compris les métropoles – à hauteur de 10 € par habitant, et ce quelle que soit la typologie du territoire. En milieu rural, beaucoup reste à faire, que ce soit intramuros, par exemple pour permettre aux écoliers de se déplacer en sécurité, ou s’agissant des liaisons entre villages. L’intervention en milieu urbain est également stratégique. En raison de la densité de population –et donc d’usage de l’aménagement, chaque mètre linéaire de piste cyclable contribue fortement aux reports modaux et à la réduction des émissions de gaz à effet de serre et de polluants. Nous conditionnons notre soutien financier à la réalisation d’un plan de mobilité comprenant un volet vélo renforcé ou d’un schéma cyclable à l’échelle du territoire afin de nous assurer de la pertinence des investissements. A défaut, nous aidons ces EPCI à financer ces études préalables. Au total, nous avons instruit une trentaine de dossiers à ce jour. 

Enfin, les AO locales bénéficient de nos investissements dans la billettique : en effet, nous diffusons, en marque blanche, des générateurs de codes barre 2D qui permettent de fluidifier les déplacements de voyageurs entre les réseaux locaux et régionaux.

Quel est l’axe principal de votre feuille de route ?

Le développement de l’offre de transports collectifs même si depuis la création de la région en 2016, cette offre a déjà augmenté de 25%. Nos enquêtes montrent que le développement de l’offre et le cadencement sont déterminants pour attirer des voyageurs dans les trains. Pour y parvenir, cela implique notamment d’investir dans du matériel roulant : CAF va, par exemple, nous livrer dans les mois à venir 30 rames Régiolis équipées du système de signalisation ERTMS destinées à effectuer des liaisons transfrontalières. Montant de l’investissement : 388 M€. En parallèle, le contrat TER passé avec SNCF voyageurs pour la période 2024-2033 s’élève à 545 M€/an.

La SPL Grand Est Mobilités, créée en 2022, doit permettre de réaliser les ambitions ferroviaires de la Région. Quelles sont ses missions exactes ?

Principalement, la mise en concurrence des lignes TER : à ce titre, cette SPL a une compétence de maître d’ouvrage pour lancer les appels d’offres. Parallèlement, l’équipe de 34 personnes travaille sur un plan de transport prévisionnel et sur une convention de transfert du matériel roulant à la Région afin de le mettre à disposition des entreprises ferroviaires retenues : la reprise des trains à la SNCF porte essentiellement sur du matériel récent et les trains AGC qui arrivent à mi-vie.

En complément, la SPL Grand Est Mobilités a lancé une série d’appels d’offre pour mettre en œuvre une billettique simplifiée et interopérable quels que soient les opérateurs ferroviaires, et des services MaaS autour de notre marque Fluo – TER, cars interurbains, TaD, covoiturage, mais aussi les vélos qui seront déployés en gare à partir de début 2025 sur le modèle belge Blue-bike. Nous lançons également des appels d’offre pour lutter plus efficacement contre la fraude, mais aussi pour faire réaliser des enquêtes sur les flux de fréquentation qui étaient auparavant dirigées par SNCF Voyageurs.

En outre, cette SPL est chargée de travailler sur l’innovation comme le verdissement de nos trains, les trains légers ou encore une signalisation frugale pour les LDFT.

La SPL Grand Est Mobilités a notamment recruté des ingénieurs issus de la SNCF et d’autres opérateurs comme Keolis et la RATP, car nous estimons qu’il est important de disposer en interne de compétences propres et d’une contre-expertise par rapport à SNCF Voyageurs et SNCF Réseau. Cela nous a notamment été utile pour l’audit réalisé sur les difficultés du REME de Strasbourg… 

Quelle est la méthode choisie par la Région pour ouvrir les lignes de TER à la concurrence ?

Nous avons choisi de commencer par lancer des appels d’offre pour des petites lignes et notamment les 15 LDFT dont nous allons reprendre la propriété, car nous savions qu’il nous faudrait un temps d’apprentissage. Nous venons, par exemple, de relancer la consultation pour le lot Bruche-Piémont-Vosges suite à une modification du cahier des charges. Ce lot comprend la ligne Strasbourg-Molsheim-Saint-Dié-des-Vosges-Epinal et Strasbourg-Molsheim-Sélestat via Obernai et Barr. De plus, notre approche est différente selon les lignes et les territoires : pour l’étoile de Reims par exemple, le lot mis en concurrence comporte un mix entre des lignes ferroviaires et des lignes routières.

Quels bénéfices attendez-vous de l’ouverture à la concurrence ?

Nous devrions parvenir à un coût du kilomètre plus intéressant qu’aujourd’hui et ainsi la possibilité de développer l’offre à coût constant. En outre, la reprise de la propriété de lignes va nous permettre de rendre le train plus attractif par rapport à la voiture. Par exemple, sur la ligne Nancy-Contrexéville, nous avons calculé que cela nous reviendra à 17 € du train.kilomètre contre 23 € aujourd’hui pour nos TER, soit 25% de moins. Nous sommes aujourd’hui propriétaires de cette ligne : une fois remise en état, cette desserte permettra de rivaliser avec la voiture puisque Contrexéville et Vittel seront à un peu plus d’une heure de Nancy. Cette ligne avait été fermée, en 2016, par la SNCF : elle nécessite d’importants travaux de régénération, ainsi que la construction d’un atelier de maintenance et d’un centre opérationnel pour le commandement du réseau. 

En outre, reprendre la gestion du réseau nous a permis de proposer un lot avec une intégration verticale comprenant un opérateur et un gestionnaire d’infrastructure. Cependant, nous avons dû demander une dérogation par rapport à la réglementation européenne auprès du ministère des Transports et de la DG Move pour faire cette intégration verticale. Ce lot a été attribué, en mai 2024, à un groupement composé de Transdev (opérateur), NGE Concessions (gestionnaire d’infrastructure) et de la Caisse des dépôts (investisseur).

Concrètement, NGE réalisera les travaux de régénération du réseau pour un montant de 110 M€, financé en partie sur fonds propres et en partie par de l’endettement auprès de la BEI et de la Caisse des dépôts. NGE a obtenu, en échange, la concession de la ligne pour 22 ans. De son côté, la Région versera 14 M€ par an pour l’exploitation. Les travaux doivent débuter en 2025 pour une réouverture pour le service annuel de 2028.

Comment organisez-vous l’ouverture à la concurrence des sept lignes de TER transfrontalières ?

Nous l’avons lancé en deux lots – l’un pour l’Est orienté Alsace vers l’Allemagne ; l’autre pour l’Ouest côté lorrain. Pour ces deux lots, la Région a lancé l’appel d’offres avec les autorités organisatrices allemandes des Länder du Bade-Wurtemberg, de la Rhénanie-Palatinat et de la Sarre. Nous avons travaillé sur le plan de transport et la répartition des coûts d’exploitation. Pour le matériel roulant, nous avons également travaillé avec nos partenaires sur la conception des rames et sur un cahier des charges qui réponde aux besoins des deux côtés de la frontière, mais c’est la Région Grand Est qui en a fait l’acquisition pour le compte de l’ensemble des partenaires. Notre objectif était de concevoir une offre et un matériel unique pour en faciliter l’exploitation : par exemple, nous sommes en train d’équiper les points frontière d’eurobalises de sorte que nous n’aurons plus besoin de changer de conducteur quand nous changerons de pays à Lauterbourg ou Wissembourg, par exemple. C’est assez innovant.

Enfin, nous avons l’ambition de simplifier la billettique et la tarification. Il nous reste encore du travail pour intégrer les spécificités de chaque pays : le Deutschland Ticket à 49 €/mois pour tous les voyageurs en Allemagne et la mise en place de notre pass régional « Pass Jeune Grand Est / Grenzenlos » qui s’adresse aux moins de 28 ans. En attendant, cela ne nous a pas empêché de trouver un accord avec les trois länder limitrophes – Bade-Wurtemberg, Rhénanie-Palatinat, Sarre – pour proposer cet été 2024, ce pass jeune à 29 €/mois qui permet de circuler des deux côtés de la frontière en TER (et autocars de la Région). Cela comprend aussi nos deux lignes de TER qui relient Strasbourg et Mulhouse à Paris Est, deux anciennes lignes Intercités reprises à l’Etat et qui fonctionnent bien sur les tronçons proches de Paris pour les déplacements pendulaires, car elles desservent des villes comme Epernay, Château-Thierry, Chaumont et Troyes.

En attendant, la région Grand Est a un temps d’avance sur la mise en œuvre des futurs SERM…

En effet, nous n’avons pas attendu le vote de la loi sur les services express régionaux métropolitains en décembre 2023 pour contractualiser avec la SGP. Nous avions aussi voté les études de préfiguration, un investissement de 8 M€ cofinancé à 50% par l’Etat. Ainsi, nous avons pu démarrer ces études dès janvier 2024 : elles nous ont servies à présenter des dossiers pour obtenir, en juin 2024, la labellisation SERM de nos trois projets : celui de Strasbourg lancé en décembre 2022, Mulhouse-Bâle et Lorraine-Luxembourg. Conformément à la loi SERM, nous travaillons actuellement à l’élaboration d’un schéma d’ensemble pour chaque projet de SERM, des sujets tels que l’intégration tarifaire et billettique unique sur le périmètre de chaque SERM, des réflexions sont engagées sur la future gouvernance de chaque SERM et l’élaboration d’un plan de financement dédié. 

Dans le CPER mobilité 2023-2027, les SERM représentent le premier poste d’investissement en termes de montant : 650 M€ dont 130 M€ financés par l’Etat, 197 M€ par la Région et 322 M€ par l’Eurométropole de Strasbourg (EMS) et les différentes collectivités. Le prochain CPER permettra également d’accompagner le déploiement des différents projets de SERM. De plus, différents leviers financiers sont inscrits dans la loi, ils sont actuellement en cours d’étude.

Que reste-t-il à réaliser pour achever le REME de Strasbourg ?

Nous avons toujours pour ambition d’atteindre notre objectif initial de plus de 1000 trains/jour afin de proposer un cadencement type RER toutes les demi-heures voire tous les quarts d’heure tout au long de la journée, et pas seulement en heures de pointe. Pour y parvenir, nous sommes contraints de créer des quais supplémentaires en gare de Strasbourg qui accueille déjà deux fois plus de trains que Bordeaux Saint-Jean et 150 trains de plus par jour que Lyon Part Dieu, soit un train qui entre ou sort de la gare toutes les 30 secondes en heures de pointe ! Nous avons donc lancé des études pour utiliser le foncier disponible derrière la gare en lieu et place d’un atelier de maintenance… 

L’autre chantier en cours concerne deux lignes transfrontalières avec l’Allemagne, notamment Strasbourg-Lauterbourg : nous envisageons de reprendre la propriété de cette ligne afin de la remettre en état dans des délais raisonnables.

Enfin, le REME de Strasbourg prévoit l’étude de lignes de cars express là où il n’existe pas de plateforme ferroviaire. Ce volet route s’appuie sur l’exemple du TSPO [transport en site propre de l’Ouest] sur l’axe Wasselonne-Strasbourg. Les travaux de transformation de la bande d’arrêt d’urgence sont en cours de finalisation : nous inaugurons, au mois d’octobre 2024, la station Paul-Eluard, qui présente la particularité de se situer au niveau de l’autoroute M351 et en connexion avec un PEM et le tram D. Nous proposerons un car toutes les sept minutes dans chaque sens aux heures de pointe. 

Le projet de SERM de Mulhouse-Bâle porte une ambition forte d’intermodalité…

En effet, nous avons trois objectifs sur ce SERM : connecter la ligne de TER avec le RER de l’agglomération de Bâle, densifier l’offre du TER 200 entre Strasbourg et Bâle – aujourd’hui, deux trains par heure circulent dans chaque sens et créer une nouvelle liaison ferroviaire de 6 km pour desservir l’aéroport de Mulhouse. Ce dernier projet, évalué à 475 M€, est cofinancé avec les Suisses et les Allemands. Ce SERM nécessitera également la création d’une gare connectée directement à l’aéroport via la rénovation de son terminal. La desserte de cet aéroport s’avère essentielle, car cette infrastructure dessert des destinations en Europe et accueille aujourd’hui, 8 millions de passagers par an.

 

Quels sont les enjeux sur le SERM Lorrain ?

Absorber les quelque 150 000 frontaliers/jour attendus dans les années qui viennent sur le sillon lorrain-Luxembourg : nous proposons aujourd’hui 9000 places/heure dans chaque sens, l’objectif est de parvenir à 11 000 places en 2025, et 22 000 à l’horizon 2030. Avant de franchir la frontière, le SERM desservira à l’Est, la Moselle et la Meurthe-et-Moselle ; à l’Ouest, le sillon lorrain avec trois agglomérations d’importance Nancy, Metz et Thionville. Pour réussir ce choc d’offre, nous allons racheter 16 rames à deux niveaux à la région Normandie. Nous avons d’ores et déjà réalisé des travaux d’agrandissement des quais et sur la puissance électrique afin de recevoir des unités triples en gare. Ce projet est mené avec les autorités du Luxembourg avec lesquelles nous avons signé un protocole d’accord de financement de 400 M€, sachant que le CPER mobilité y consacre 260 M€.

 

Pourquoi avoir repris la gestion de routes nationales du réseau non concédé permise par la loi 3DS ?

Nous nous sommes positionnés sur deux axes – la RN4 (Est-Ouest) et l’A31 (Nord-Sud jusqu’au Luxembourg), car ce sont deux infrastructures qui sont hautement stratégiques pour la desserte de la Région. Cela va nous permettre de compléter notre offre de mobilité : sur l’A31, cela nous permettrait, par exemple, de faire circuler des cars express sur la bande d’arrêt d’urgence vers le Luxembourg et de proposer ainsi un choix complémentaire au train. Sur la RN4, il s’agira notamment d’achever la 2×2 voies. Seul bémol, ces routes ne sont pas en très bon état, car l’investissement de l’Etat a baissé de 21% entre 2019 et 2021 sur ces deux axes majeurs. Pour financer les travaux de régénération et de modernisation de ces axes, nous allons mettre en œuvre une écocontribution sur les poids lourds qui s’appuie sur la directive euro vignette. Le transfert de la gestion de ces axes sera effectif à partir du 1er janvier 2025 : nous avons l’ambition de déployer cette écoredevance à partir du premier semestre 2027. En attendant, nous avons entamé des concertations avec les collectivités concernées, notamment pour éviter un phénomène de contournement de cette taxe par une circulation de transit accrue sur leurs communes. Nous avons également commandé une étude d’impact pour bien anticiper les effets de cette écotaxe sur l’activité des entreprises du territoire. Enfin, nous avons lancé les consultations pour trouver l’opérateur qui sera chargé de sa mise en œuvre.

 

Propos recueillis par Florence Guernalec

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